L'œuvre historique de Pirenne est si riche et si variée que l'on ne peut songer à en donner ici un aperçu complet. On ne peut que renvoyer le lecteur à la Bibliographie des travaux historiques d'Henri Pirenne, établie par l'auteur du présent article en collaboration avec d'autres élèves du maître, E. Sabbe, F. Vercauteren et C. Verlinden (dans  Henri Pirenne. Hommages et Souvenirs, I, Bruxelles, 1938) ; encore n'est-elle pas elle-même rigoureusement complète. On se limitera ici à l'essentiel.

Histoire économique et sociale générale

Pirenne aimait répéter :

« Il n'y a de science que du général ».


L'histoire économique et sociale qu'il avait enrichie par bien des recherches monographiques et qui lui avait procuré l'essentiel de sa conception du phénomène urbain au moyen âge, se prêtait aux vues générales. Pirenne croyait même qu'elle s'y prêtait mieux que tout autre aspect de l'histoire. Soucieux de larges horizons, il a engagé certains de ses élèves à étudier les relations économiques des anciens Pays-Bas, et singulièrement de la Flandre, avec les pays étrangers, en usant des sources de ces pays : les recherches de Gaston Dept et d'Henri Berben pour l'Angleterre, de Charles Verlinden pour l'Espagne, le Portugal et la Pologne, doivent à ce titre être citées ici ; doivent l'être aussi les recherches consacrées au commerce avec Gênes par un remarquable médiéviste américain, Robert Reynolds, qui avait pendant un an reçu, à Gand, l'enseignement de Pirenne. Mais il importe avant tout de parler ici des travaux du maître lui-même.

Dès avant la première guerre mondiale, il tenta un essai de synthèse s'appliquant à un domaine particulièrement important de l'histoire économique : son mémoire sur Les périodes de l'histoire sociale du capitalisme, paru en 1914 dans le Bulletin de la Classe des Lettres de l'Académie royale de Belgique. Deux traits caractérisent cette puissante esquisse. D'abord le souci que Pirenne avait des hommes. Le capitalisme n'est pas étudié exclusivement dans sa formation, dans son rôle, dans son action, dans sa technique. Il l'est aussi ou, plus exactement, il l'est surtout dans les hommes qui, à diverses périodes de l'histoire, l'ont créé ou recréé, lui ont donné ses formes, l'ont utilisé, dirigé ou servi. Second trait : un grand souci d'exactitude et de réalisme. La construction s'élève sur un ensemble de faits historiques établis et contrôlés ; sans doute l'auteur leur donne - et il doit leur donner - une interprétation ; mais ils sont là et jamais la synthèse ne perd le contact avec eux. La chose mérite d'être signalée : on sait que certaines synthèses, jadis célèbres, dans le domaine de l'histoire économique, et notamment dans celui de l'histoire du capitalisme, ne répondent pas à ces exigences.

Bien des années plus tard, Pirenne allait bâtir une œuvre synthétique plus large. Gustave Glotz lui demanda de traiter au tome VIII de l'Histoire du moyen âge faisant partie de l'Histoire générale qu'il dirigeait, Le mouvement économique et social du Xe au XVe siècle. Ces deux cents pages parurent en 1933. Elles se partagent un volume intitulé La civilisation occidentale au moyen âge, avec un groupe de chapitres d'Henri Focillon sur Les mouvements artistiques et avec un troisième groupe de chapitres de Gustave Cohen sur Le mouvement intellectuel, moral et littéraire. On trouve dans les pages de Pirenne, après une introduction consacrée au très haut moyen âge, un exposé donnant l'essentiel sur tous les principaux aspects du sujet. Cet exposé est l'œuvre d'un grand historien, qui, au soir d'une longue vie, ordonne, dans un domaine qu'il connaît mieux que personne, l'ensemble de ses connaissances. Bien des problèmes avaient été étudiés par lui au cours de sa carrière, et dans ces cas-là son texte est le fruit de ses recherches personnelles ; d'autres parties de l'œuvre sont le résultat de ses lectures, encore que sa pensée à lui ne soit jamais absente.

Réédition américaine (Illustration : "An Economic and Social History of Medieval Europe", réédition américaine.)

L'histoire économique et sociale est peut-être la fraction de l'histoire qui a connu les renouvellements les plus grands au cours des trente dernières années. Il va de soi qu'en plusieurs endroits l'exposé de Pirenne serait aujourd'hui à reprendre. Il est d'autant plus remarquable qu'il ait, en tant que vue d'ensemble, conservé une inestimable valeur. De bons juges considèrent qu'aucun ouvrage général ne peut lui être comparé et qu'il faut faire lire avant tout le magistral aperçu de Pirenne par quiconque veut s'initier à l'histoire économique et sociale.

Ces chapitres de la Collection Glotz ont produit une telle impression que l'on a jugé nécessaire de les traduire en plusieurs langues et de faire paraître ces traductions en volumes. Ils avaient notamment enthousiasmé Eileen Power, ce maître, trop tôt disparu, de l'histoire économique et sociale en Grande-Bretagne. Comme Les Anciennes Démocraties des Pays-Bas avaient reçu une édition anglaise à l'initiative de T.-F. Tout, Le mouvement économique et social en reçut une à l'intervention d'Eileen Power : Economie and Social History of Medieval Europe; elle parut à Londres en 1936 ; le traducteur, I.-E. Clegg, s'est remarquablement acquitté de sa tâche. Il a paru également une traduction néerlandaise, De Middeleeuwen. Economische en sociale geschiedenis, Anvers et Amsterdam, 1948, et une traduction allemande, Sozial und Wirtschaftsgeschichte Europas im Mittelalter, Berne, 1946 ; les traducteurs, J.-A. Meyers et Marcel Beck, méritent les mêmes éloges que leur confrère britannique. Une traduction yougoslave a vu le jour à Serajevo en 1958, sous le titre Privredna Povijest Europskvy zapada u Srednjan Vijcku (traduite par Durdica Hauptmann). Les pays de langue anglaise, néerlandaise, allemande ou yougoslave sont privilégiés par rapport aux pays de langue française : l'accès à une œuvre aussi capitale que Le mouvement économique et social de Pirenne leur est facile. Le texte original français au contraire n'est accessible que dans des ouvrages où il se trouve réuni avec d'autres études : soit dans le volume de la Collection Glotz, qu'il n'est pas aisé de se procurer ; soit dans un recueil des travaux d'histoire économique de Pirenne, intitulé Histoire économique de l'Occident médiéval, publié à Bruxelles et à Paris, en 1951, avec une préface d'E. Coornaert.

L'Histoire de l'Europe

En 1936 vit le jour à Bruxelles et à Paris, introduite par une préface de Jacques Pirenne, l'Histoire de l'Europe des Invasions au XVIe siècle. On a dit plus haut dans quelles circonstances tragiques et grâce à quel effort d'intelligence pure le livre était né. Ce seul fait justifiait la publication posthume d'une œuvre que Pirenne ne trouva jamais le temps de mettre lui-même au point pour l'impression. Une autre raison rendait encore cette publication indispensable : elle est la seule qui nous présente la conception d'ensemble qu'un esprit aussi puissant se faisait du moyen âge. Pour qui n'a pas été l'élève de Pirenne et n'a pas eu le privilège de suivre son « grand cours » d'histoire médiévale, la lecture de l'Histoire de l'Europe des Invasions au XVIe siècle est la voie nécessaire qui donne accès à la pensée du maître sous son aspect le plus synthétique. Et de plus, quel profit ne tire-t-on pas de cette vue d'un passé, traité par grandes masses, de ces pages où l'action, qui reste fondamentale, des facteurs économiques et sociaux se mêle à celle des personnalités et à celle des forces spirituelles !

Edition de 1958 - Renaissance du Livre.     
Edition de 1958 de l' "Histoire de l'Europe" à la Renaissance du Livre. (à gauche) et 
Edition espagnole de 1942 de l' "Historia de Europa: desde las invasiones al siglo XVI". (à droite)

 
A l'Histoire de l'Europe plus qu'à toute autre œuvre de Pirenne s'applique le mot de Walther Kienast : Pirenne erzählt nicht er erklärt ; « Pirenne ne raconte pas, il explique ». Des pages comme celles où Pirenne explique familièrement, presque en causant avec le lecteur, ce qu'étaient les marchands de l'époque où renaissait le commerce, ces marchands qui constituaient l'élément dynamique des villes naissantes, peuvent à cet égard passer pour des chefs-d'œuvre. On peut en dire autant d'autres pages, où l'auteur, en un tout autre style, avec plus de retenue, tente une explication de la personne, de l'action et du rôle de Jeanne d'Arc. En assurant la publication posthume de ce livre, Jacques Pirenne a bien mérité de la science historique et de la vie intellectuelle en général.
 
Sans doute certains développements reflètent-ils un peu fortement l'état d'esprit dans lequel se trouvait l'auteur. Comment eût-il pu en être autrement? Sans doute certaines conceptions, certains exposés sont-ils contestables. Il est admirable qu'en l'absence de toute bibliothèque historique à la disposition de l'auteur, ce soit si rarement le cas. Le respect que l'on doit à la pensée de l'écrivain et à la forme en laquelle il la coule, interdisait formellement les remaniements.

Par contre on aurait dû prendre soin d'éliminer les erreurs de fait, inévitablement très nombreuses - Pirenne le savait - et, eu égard aux circonstances, fatales. On l'a fait dans une mesure tout à fait insuffisante ; une nouvelle édition, parue en 1947, a subi très peu de retouches de cet ordre. Et, ce qui est plus grave, l'édition in-4° illustrée qui a vu le jour à Bruxelles en 1958, munie d'une admirable iconographie par J. Stiennon et G. Despy, conserve toutes ces erreurs. Cependant, des relevés en avaient été publiés par W. Kienast, dans la Historische Zeitschrift de 1938 (t. 157), et par J. F. Niermeyer, dans le Tijdschrift voor Geschiedenis de 1947. La traduction néerlandaise (Geschiedenis van Europa van de invallen der Germanen tot de XVIe eeuw, Amsterdam et Anvers, 1948), procurée par J. A. Schroeder, est à cet égard bien supérieure aux éditions françaises : Niermeyer a veillé lui-même à ce que les corrections nécessaires y fussent opérées.

Des traductions du livre existent en d'autres langues. En anglais, A history of Europe from the Invasions to the XVIth century, Londres, 1939 (traduit par Bernard Miall) ; réédition en Amérique, avec une préface de J. A. Goris, New York, 1956 ; édition dans une série bon marché en deux volumes in-16°, New York, 1958. En allemand, Geschichte Europas von der Völkerwanderung bis zur Reformation, Berlin et Francfort-sur-le-Main, 1956 (traduit par Wolfgang Hirsch). En italien, Storia d'Europa dalle Invasioni al XVI secolo, Florence, 1956 (traduit par Mme M. L. Paradisi). En Yougoslave, Povijest Europe, Zagreb, 1956 (traduit par Miroslav Brandt).

Mahomet et Charlemagne

Les années qui ont suivi la première guerre mondiale virent paraître plusieurs œuvres importantes consacrées au passage du monde antique au monde médiéval. Alfons Dopsch publiait en 1919-1920 ses Wirtschaftliche und soziale Grundlagen der europâischen Kulturentwicklung et rééditait en 1921-1922 Die Wirtschaftsentwicklung der Karolingerzeit. Hermann Aubin faisait paraître en 1922 le premier de ses mémoires sur le début du moyen âge, qui devaient être réunis en volume vingt-sept ans plus tard sous le titre Vom Altertum zum Mittelalter. Ferdinand Lot nous donnait en 1927 La fin du monde antique et le début du moyen âge. En 1932 voyait le jour The making of Europe. An introduction to the history of European unity, de Christopher Dawson.

Le problème qui tourmentait ces esprits de grande classe préoccupait aussi Henri Pirenne et, semble-t-il, depuis longtemps. Mais c'est en 1922 seulement qu'il fit connaître la conception qu'il en avait et les solutions qu'il en proposait. Dans le premier fascicule du tome Ier de la Revue belge de Philologie et d'Histoire qui venait d'être créée à son initiative, il publiait un article intitulé Mahomet et Charlemagne. Un second article, Un contraste économique. Mérovingiens et Carolingiens, complétant le premier et le mettant au point, fut publié dès 1923 dans le même recueil.

Pirenne croyait que les invasions germaniques n'avaient pas altéré en profondeur la civilisation, la vie économique, la structure sociale du monde antique à son déclin, en Europe occidentale. Le grand bouleversement aurait été opéré au VIIe siècle, quand les Musulmans acquirent la maîtrise dans l'ouest de la Méditerranée. En coupant l'Occident de l'Orient et de l'Afrique, ils l'ont obligé à se replier sur lui-même. Le centre de gravité s'est déplacé vers le nord, vers les pays germaniques. L'influence germanique se fit, à partir du VIIIe siècle, de plus en plus forte dans les institutions et dans la vie sociale. Le grand commerce était désormais impossible ; l'aspect économique de la civilisation a nécessairement pour base la terre et singulièrement le domaine se suffisant à lui-même. La grande figure de ce monde nouveau, Charlemagne, est inconcevable sans Mahomet.

Le retentissement des articles de Pirenne fut immédiat et durable. Les discussions furent vives dans tous les milieux d'historiens et l'on a cité plus haut des débats restés célèbres et des exposés publics qui ne le furent pas moins.

Pirenne, avec cette constante probité scientifique dont on ne fera jamais assez l'éloge, s'appliqua au cours des treize années qui suivirent la publication de son premier article, à creuser plus profondément les divers aspects du sujet. Il le fit en usant de la bonne méthode des « Vorarbeiten ». Celles-ci se succédèrent d'année en année, préparant le livre qu'il voulait écrire, assurant à cette œuvre les solides assises que peuvent seuls procurer les travaux d'érudition. On eut l'heureuse idée de grouper ces études préparatoires et de les republier sous la rubrique La fin du monde antique et le haut moyen âge, dans le recueil déjà cité Histoire économique de l'Occident médiéval; recueil de même type que celui où se trouvent réunis les travaux d'histoire urbaine, mais préparé avec infiniment plus de soin par un petit-fils de l'auteur, Jacques-Henri Pirenne (si nous sommes exactement informé).

On sait que la rédaction du livre fut achevée le 4 mai 1935 et que, six mois plus tard, l'existence terrestre du grand historien prenait fin. A vrai dire, ce qu'il avait achevé n'était qu'une rédaction provisoire. Pirenne écrivit presque tous ses livres deux fois. Un premier jet n'était rédigé qu'en partie, n'était muni de références que par endroits et sous une forme simplifiée ; le style n'avait guère reçu de soins ; le souci des proportions n'apparaissait pas encore pleinement. Pirenne nommait ce texte-là, « le monstre ». Après quoi commençait le travail de mise au point dont sortait le texte définitif. Le « monstre » qui venait au monde en 1935, reçut le titre de l'article de 1922 : Mahomet et Charlemagne. Historien lui-même, Jacques Pirenne se rendait compte de l'impossibilité où l'on se trouvait de faire paraître tel quel le texte de son père. Il s'adressa, pour mettre l'œuvre en état d'être publiée, à Fernand Vercauteren. Il convient de s'en féliciter. Le choix, en effet, était particulièrement heureux : Vercauteren avait consacré lui-même des travaux importants à la fin du monde antique et au début du moyen âge et il avait eu, sur les questions traitées dans le livre de son maître, de très fréquents entretiens avec celui-ci. On peut affirmer sans exagération qu'il a rempli sa tâche de manière parfaite. Rien n'a été changé au texte ; les adjonctions nécessaires ont été faites avec toute la modération et l'honnêteté requises ; les erreurs de fait, conséquences du mode de rédaction de l'auteur, ont été corrigées. Quant à la documentation destinée à figurer en note, à peine esquissée dans le manuscrit, et cependant indispensable dans un livre de ce type, elle est en majeure partie l'œuvre de Vercauteren. Mais le livre lui-même est bien un livre de Pirenne.

Ce que l'on a nommé la question « Mahomet et Charlemagne » n'a pas cessé depuis 1935 de faire l'objet de discussions, de recherches et de publications. On est frappé du caractère central qu'a pris le problème parmi les préoccupations des érudits. Le nombre et l'importance des contributions nouvelles à l'étude du passage du Bas-Empire au très haut moyen âge ont fort bien été mis en lumière par Charles Verlinden dans une remarquable contribution intitulée Henri Pirenne, au recueil de portraits intellectuels de maîtres historiens, paru à Tübingen sous le titre Architects and Craftsmen in History. Festschrifl für Abbot Payson Usher ; il peut suffire d'y renvoyer : encore l'auteur n'a-t-il pas visé à être complet. Sans doute la thèse même de Pirenne, ce qu'à tort ou à raison l'on appelle sa « théorie », n'est-elle guère admise par la plupart de ceux qui pratiquent beaucoup et connaissent un peu l'histoire de l'Europe et des régions avoisinantes du IVe au IXe siècle. Mais tous s'accordent à dire que Pirenne en écrivant son livre a fait progresser considérablement la connaissance de cette histoire. Directement, en projetant sur beaucoup de ses aspects une lumière abondante et pour une bonne part nouvelle. Indirectement surtout, en forçant les historiens à réexaminer les problèmes connus, à en poser d'autres, à créer et à mettre en œuvre des méthodes inédites, à entreprendre des recherches négligées jusque-là. Nul ne songerait à minimiser l'influence de la pensée de Dopsch, de Lot, de Dawson, d'Aubin sur l'ensemble d'activités auxquelles il vient d'être fait allusion. Mais on ne se trompera pas, croyons-nous, en considérant l'action de Pirenne comme plus forte encore que celle de ces maîtres éminents. Il n'est guère d'œuvre historique qui ait, au cours des trente dernières années, été aussi féconde que Mahomet et Charlemagne et les mémoires qui l'ont préparé et étayé.
 
 
Deux ré-éditions récentes de "Mahomet et Charlemagne"

Le livre a été traduit en plusieurs langues. La traduction allemande de P. E. Hübinger, Geburt des Abendlandes, Amsterdam, 1942, est excellente ; elle a été rééditée à Berlin et à Francfort en 1952. Dans la traduction allemande, l'appareil de notes a été légèrement augmenté, des tableaux généalogiques, des listes de souverains, un index alphabétique et une carte ont été ajoutés. Une traduction anglaise de Bernard Miall a vu le jour à Londres en 1954 ; il en existe une édition dans une collection bon marché, publiée à New-York en format in-12°, en 1957 : Mahommed and Charlemagne. La traduction italienne de Mario Vinciguerra, Maometto e Carlomagno, a vu le jour à Bari dès 1939.

Le style

On a jadis pas mal débattu le point de savoir si l'histoire est une science ou un art. Qu'elle soit une science n'est plus aujourd'hui contesté que par des primaires, par des hommes de science à œillères, ou par de beaux esprits fatigués, jouant un peu tard leur Alcibiade. Qu'elle soit également un art - les travaux d'érudition mis à part - nous paraît certain. Il est même des livres d'histoire entièrement dépassés au point de vue scientifique, dont la valeur littéraire garantit la survie. (Photographie : Henri Pirenne dans son cabinet de travail à Uccle en 1933)

Pirenne n'a pas recherché les artifices de style ; on ne rencontre pas chez lui l'usage chronique de certains procédés qui parfois charment au début, mais dont la constance ou la répétition finit par lasser ; pas de morceaux de bravoure ; pas non plus de ces confidences baignées de tendresse vague, qu'ont mises malencontreusement à la mode quelques historiens contemporains.

Le seul souci qu'eût Pirenne dans le domaine du style et de la langue, était d'écrire correctement et clairement. Il avait horreur de ce qu'il appelait la cacographie, c'est-à-dire des fautes de syntaxe et du confusionnisme. Tout ce qui portait atteinte à la netteté de l'expression, constituait à ses yeux une faute contre la pensée.

Comme tous ceux qui ont une personnalité accusée, qui savent ce qu'ils ont à dire et qui connaissent la langue dont ils usent, Pirenne avait acquis une manière à lui d'écrire ; inconsciemment il avait développé un style personnel. Sans qu'il tendît au classicisme, il avait la clarté des grands prosateurs classiques. Mais sa prose était fort éloignée du caractère volontiers abstrait que présente généralement leur écriture. Pirenne voyait et faisait voir. Un personnage était construit et peint en quelques traits : Philippe le Bon, Charles le Téméraire, Philippe II, Guillaume le Taciturne, Joseph II, Guillaume Ier ou encore la grandiose apparition du roi Léopold II qui « du haut des fenêtres de son palais d'Ostende, laissait, comme un autre Henri le Navigateur, son imagination courir sur les flots » (Histoire de Belgique, VII, p. 350). Pirenne, d'ailleurs, ne se limitait pas au statique ; lorsqu'il le souhaitait, l'image rendait le mouvement : que ce fussent, au tome Ier de l'Histoire de Belgique, les marins flamands remontant la Tamise au chant du « Kyrie eleison » ou, à la fin du tome III, les « tercios » du duc d'Albe entrant à Bruxelles. Peu de mots lui suffisaient à créer l'évocation.

Pirenne s'est défendu d'être original dans ses chapitres traitant d'histoire littéraire ou artistique. Mais il savait regarder et rendre nettement ce qu'il avait vu. Il est, au tome II de l'Histoire de Belgique, une phrase caractérisant de manière presque tangible tout un aspect de notre art à la fin du XIVe et au XVe siècle, cet art qui aime « des formes plus arrondies, plus pleines et d'un mouvement plus vrai » (2e édition, p. 462).

Sans qu'il y ait tendu et presque sans le savoir, Pirenne avait trouvé des moyens propres d'expression. Il n'a pas fait de l'adjectif un usage indiscret ; mais il ne croyait pas comme son collègue louvaniste et ami, le chanoine Cauchie, que cette partie du discours devait être exclue du langage historique. La phrase qui vient d'être citée montre l'aisance et le goût avec lesquels il en usait. Elle fournit également un excellent exemple du groupement balancé de trois éléments que Pirenne introduisait parfois dans le complément direct de ses phrases. Il atteignait ainsi à l'ampleur de forme que réclamait, dans certains cas, l'importance de la pensée.

L'Histoire de Belgique et l'Histoire de l'Europe ne sont pas seulement des monuments de l'historiographie contemporaine ; elles sont aussi de grandes œuvres littéraires. A côté d'Augustin Thierry, de Michelet, de Renan, de Taine, de Fustel de Coulanges, Pirenne doit être cité parmi les historiens qui ont illustré la prose française.