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Henri Pirenne - Biographie - L'oeuvre (1)
L'œuvre historique de Pirenne est si riche et si variée que l'on ne peut songer à en donner ici un aperçu complet. On ne peut que renvoyer le lecteur à la Bibliographie des travaux historiques d'Henri Pirenne, établie par l'auteur du présent article en collaboration avec d'autres élèves du maître, E. Sabbe, F. Vercauteren et C. Verlinden (dans Henri Pirenne. Hommages et Souvenirs, I, Bruxelles, 1938) ; encore n'est-elle pas elle-même rigoureusement complète. On se limitera ici à l'essentiel.
Parmi les publications de textes, il faut en mettre deux hors de pair. Tout d'abord, l'excellente édition de cette source de qualité et de portée exceptionnelles qu'est l'Histoire du meurtre de Charles le Bon, comte de Flandre, par Galbert de Bruges ; elle vit le jour en 1891, à Paris dans la Collection de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'histoire, dite communément Collection Picard. Ensuite l'édition munie d'une importante introduction de Le livre de l'abbé Guillaume de Ryckel. Polyptyque et comptes de l'abbaye de Saint-Trond au milieu du XIIIe siècle, parue à Bruxelles en 1896, dans la série in-8° de la Commission royale d'Histoire : document d'une valeur incomparable pour l'histoire de l'économie agraire a cette époque.
Quant à l'étude de la diplomatique, le plus grand service que Pirenne lui rendit fut la direction qu'il assuma d'un Album belge de diplomatique (fac-similés avec transcriptions et commentaires), paru à Bruxelles en 1908. Pirenne a toujours professé que pour être bon historien, il fallait avant tout être bon érudit et il a, jusqu'à la fin de sa vie, prêché d'exemple.
- Travaux d'érudition
- L'« Histoire de Belgique »
- L'histoire urbaine
- L'industrie textile et le régime du travail
- La démographie et la statistique appliquées à l'histoire
Travaux d'érudition
Il faut tout d'abord mettre en pleine lumière le fait que l'œuvre d'Henri Pirenne comprend un nombre important de travaux d'érudition pure : éditions de textes narratifs ou diplomatiques, études critiques de sources et notamment de sources de l'histoire de Flandre, recherches de diplomatique ; l'ultime travail publié par Pirenne fut d'ailleurs un article rentrant dans cette dernière catégorie : Un prétendu original de la donation d'Eisenach en 762 à l'abbaye d'Echternach, préparé et rédigé en collaboration avec son ami Jules Vannérus, paru dans le Bulletin de la Commission royale d'Histoire, tome 99, 1935.Parmi les publications de textes, il faut en mettre deux hors de pair. Tout d'abord, l'excellente édition de cette source de qualité et de portée exceptionnelles qu'est l'Histoire du meurtre de Charles le Bon, comte de Flandre, par Galbert de Bruges ; elle vit le jour en 1891, à Paris dans la Collection de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'histoire, dite communément Collection Picard. Ensuite l'édition munie d'une importante introduction de Le livre de l'abbé Guillaume de Ryckel. Polyptyque et comptes de l'abbaye de Saint-Trond au milieu du XIIIe siècle, parue à Bruxelles en 1896, dans la série in-8° de la Commission royale d'Histoire : document d'une valeur incomparable pour l'histoire de l'économie agraire a cette époque.
Quant à l'étude de la diplomatique, le plus grand service que Pirenne lui rendit fut la direction qu'il assuma d'un Album belge de diplomatique (fac-similés avec transcriptions et commentaires), paru à Bruxelles en 1908. Pirenne a toujours professé que pour être bon historien, il fallait avant tout être bon érudit et il a, jusqu'à la fin de sa vie, prêché d'exemple.
L'« Histoire de Belgique »
L'œuvre d'Henri Pirenne qui lui procura, bien au delà du monde des historiens, la grande notoriété fut l'Histoire de Belgique. Elle comporte sept volumes parus à Bruxelles, dont le premier vit le jour en 1900, le dernier - on l'a dit - en 1932. L'idée venait de Lamprecht. A l' « Historikertag » allemand de Leipzig en 1894, c'est lui qui engagea Pirenne à écrire une histoire de son pays pour la Geschichte der europäischen Staaten dite de Heeren-Uckert, qu'il dirigeait. Pirenne hésita, puis accepta audacieusement cette tâche redoutable, comme il l'a rappelé lui-même dans un texte reproduit plus haut. Les quatre premiers volumes parurent, en effet, à Gotha, dans cette vénérable collection, remarquablement traduits en allemand par Fritz Arnheim (Geschichte Belgiens) ; le premier volume fut même publié en allemand dès 1899, quelques mois avant le texte original français. Chacun des volumes français a connu plusieurs éditions, qui du vivant de l'auteur furent toutes revues et corrigées ; la 5e édition du tome Ier (1929) fut même assez largement remaniée. Une traduction néerlandaise de l'ouvrage fut procurée par R. Delbecq ; elle comporte 7 volumes, parus à Gand, de 1902 à 1933 (Geschiedenis van België). On a donné depuis une édition de l'ouvrage en quatre volumes in-4° (Bruxelles, 1948-1952) ; elle reproduit le texte des dernières éditions revues par l'auteur et elle est munie d'une remarquable illustration documentaire recueillie par Frans Schauwers et Jacques Paquet. Une nouvelle édition néerlandaise de même structure et de même caractère a paru à Bruxelles en 1954 ; la traduction a été dirigée par Adolf Van Loey. Dans ces deux éditions on a donné au texte de Pirenne qui s'arrête à la veille de la première guerre mondiale, une suite due à divers auteurs. Il est permis de ne pas trouver l'idée heureuse.Ré-édition de 1948 de l'Histoire de Belgique (à gauche) et Edition originale dédicacée du discours sur "La Nation belge" prononcé à la distribution des prix du Concours universitaire et du Concours général de l'enseignement moyen (à droite)
Pirenne était bien préparé à traiter son sujet, tout particulièrement sa fraction médiévale à laquelle furent consacrés les deux premiers volumes. Ses travaux d'érudition, ses mémoires consacrés à des points particuliers de l'histoire de Belgique, ses recherches sur les villes, sur l'industrie drapière, sur le commerce des anciens Pays-Bas dont il sera question plus loin, assurèrent à son œuvre des assises remarquablement solides.
Un répertoire bibliographique qu'il se donna la peine de préparer et plus tard de revoir soigneusement en vue de rééditions successives, révèle la connaissance parfaite qu'il avait ou qu'il acquit, des sources et de la littérature ; la Bibliographie de l'Histoire de Belgique parut en première édition à Gand en 1893, en seconde édition à Bruxelles en 1902 ; une troisième édition en collaboration avec deux anciens élèves, Henri Nowé et Henri Obreen, vit le jour à Bruxelles en 1932 (avec la date 1931) : tandis que les éditions antérieures s'arrêtaient à 1830, la dernière, que Pirenne appelait plaisamment « la bibliographie des trois Henri », fut poussée jusqu'en 1914. Il importe, à propos de ce répertoire, de noter que, dès la première édition, Pirenne voulut qu'il comprît aussi bien la documentation relative aux principautés et provinces du Nord que la documentation ayant trait aux principautés et provinces du Sud, tout au moins jusqu'à leur séparation. C'est la raison pour laquelle il associa son ancien élève néerlandais, devenu un ami très cher, Henri Obreen, à la préparation de la troisième édition. Le sous-titre du livre (nous citons d'après l'édition de 1931) est, d'ailleurs, très explicite : Catalogue méthodique des sources et des ouvrages principaux relatifs à l'histoire de tous les Pays-Bas jusqu'en 1598 et à l'histoire de Belgique jusqu'en 1914.
L'Histoire de Belgique de Pirenne ne se distingue pas seulement de ses devancières par la solidité que lui procurait l'érudition de son auteur mais aussi par une lucidité remarquable de l'exposé et par des points. de vue nouveaux. Ceux-ci apparaissent déjà dans un discours que Pirenne prononça en 1899 sur La Nation belge à la distribution des prix du Concours universitaire et du Concours général de l'enseignement moyen.
Le premier de ces points de vue est l'étroite dépendance de l'histoire de Belgique, particulièrement au moyen âge, mais encore aux temps modernes, à l'égard de l'histoire de quelques grandes nations européennes : Allemagne, France, Angleterre. L'histoire de ces nations doit sans cesse intervenir pour expliquer, pour éclairer la nôtre ; au moyen âge notre histoire est même un fragment de l'histoire de l'Allemagne et de la France.
Le second de ces points de vue est l'importance des faits de masse et singulièrement des faits de masse par excellence, les phénomènes économiques et sociaux. Sans fournir une solution à tous les problèmes, ils en procurent à beaucoup d'entre eux. Pirenne discernait dans ces phénomènes de masse, étudiés en diverses parties du pays, des caractères communs ou tout au moins analogues ; il pensait que leur action avait préparé ou facilité l'unification politique relative réalisée par les ducs de Bourgogne.
Cette unification relative une fois réalisée, l'histoire de l'« État bourguignon » - pour user d'une expression chère à Pirenne -, celle de la séparation des Pays-Bas du Nord et du Sud, les destinées ultérieures des Pays-Bas méridionaux, la naissance de la Belgique moderne et la vie de celle-ci jusqu'en 1914, offraient à l'historien des difficultés qui n'étaient plus entièrement les mêmes que pour les périodes plus anciennes. Sans doute, ici encore, une connaissance plus exacte des faits de masse rendait d'inappréciables services ; mais cette connaissance restait bien imparfaite et le nombre de problèmes dont elle ne proposait pas de solution devenait plus considérable : Pirenne l'a reconnu spontanément dans la plupart des derniers volumes de son œuvre.
Une autre difficulté qu'il fallait vaincre, était le fait qu'à partir du XVIe siècle notre histoire offre des aliments aux passions idéologiques. Pirenne disait parfois que l'on avait peine à bien faire de l'histoire quand la matière historique est encore vivante ; et plus on avance dans le temps, plus elle est vivante. Cet écueil-là, sa remarquable objectivité, son souci de ne pas se laisser influencer par des sympathies ou par des antipathies, ont seuls permis à Pirenne de l'éviter.
L'Histoire de Belgique, ou plutôt l'histoire de la nation belge, a reçu les éloges de quelques-unes des personnalités les plus éminentes du monde historique ; Marc Bloch estimait qu'aucun pays ne possédait, sur son passé, un livre comparable à l'œuvre de Pirenne. Jadis, Lamprecht en avait suivi l'élaboration avec passion, et dans les lettres où il exposait à son ami le devenir de sa Deutsche Geschichte, il s'informait toujours de la progression de l'Histoire de Belgique. H. Brugmans a pu écrire : « dat als geheel zulk een boek bestaat, is een voorrecht en een zegen voor een volk ». (Photographie : Marc Bloch (1886-1944))
Et cependant, l'œuvre a suscité des critiques. Il en est qui portent sur les faits et sur leur interprétation. Pirenne a tenu compte de quelques-unes d'entre elles dans des éditions successives. D'autres critiques, plus récentes, sont le résultat de recherches nouvelles ; elles sont légitimes et nécessaires : Pirenne savait que toutes les synthèses ont des parties fragiles ; il parlait parfois à leur propos, avec quelque outrance, d'échafaudages indispensables, mais appelés à disparaître. On a formulé des critiques au sujet de la conception même de l'œuvre et des méthodes appliquées par l'auteur : matière à discussion.
Il est enfin un type de critique dont on ne peut ici s'abstenir de dire quelques mots. On a reproché à Pirenne d'avoir systématiquement tenu en dehors de son exposé ou presque les principautés septentrionales des Pays-Bas ; on l'a accusé d'avoir fait de l'histoire ad probandum afin de procurer à l'État belge de 1830 une justification historique.
On se demande comment un lecteur attentif a pu formuler le premier de ces griefs. Les principautés - plus tard les provinces - du Nord ne sont pas absentes des volumes traitant des anciens Pays-Bas avant la séparation. Sans doute sont-elles traitées sommairement. La raison principale en est que pour Pirenne elles avaient, aux époques envisagées, moins d'importance. D'ailleurs, certaines principautés ou provinces du Sud n'ont guère joui d'un traitement plus favorable : Hainaut, Namur, Luxembourg ; le Brabant lui-même passe souvent - et fort injustement - à l'arrière plan. Pirenne croyait qu'il fallait toujours mettre l'accent sur l'important, notion dans une certaine mesure subjective ; et cet accent il le mettait parfois fortement. Or il pensait - et il l'a dit bien souvent à l'auteur décès lignes - que dans les anciens Pays-Bas il n'y avait eu que deux « pays » vraiment importants : la Flandre et Liège.
Au surplus, Pirenne écrivant une Histoire de Belgique avait à se préoccuper avant tout des principautés ou des provinces dont la majeure partie du territoire est située à l'intérieur des frontières de l'État belge actuel. D'autre part, on ne saurait oublier que l'Histoire de Belgique avait été conçue primitivement en vue de prendre place, en traduction, dans une collection où figurait aussi la version allemande de la Geschiedenis van het Nederlandsche Volk de P.-J. Blok; il eût dès lors été peu opportun, voire même assez malséant, pour Pirenne de reprendre à nouveau en détail ce qu'exposait son savant collègue néerlandais. Ceci vaut pour les quatre premiers volumes, donc pour toute la période antérieure à la séparation du Nord et du Sud.
Le second reproche est plus grave : s'il était justifié - quod non - il atteindrait Pirenne dans son intégrité morale. Ceux qui l'ont formulé ont cru pouvoir user d'un argument de texte, savoir les phrases introduisant la préface de la première édition du tome Ier : « Je dois au lecteur quelques mots d'explication sur le but » et sur la méthode de ce livre. Je m'y suis proposé de retracer l'histoire de la Belgique au moyen âge, en faisant ressortir surtout son caractère d'unité. J'ai voulu écrire une œuvre d'ensemble et de synthèse ». Un a priori, comme on l'a suggéré ou affirmé? Non. Pirenne, cherchant à écrire une synthèse, s'est préoccupé, comme il se devait, de trouver un moyen technique de la réaliser. Or ses recherches antérieures et celles qu'il avait entreprises en vue de la rédaction du volume lui avaient révélé, croyait-il, l'existence de phénomènes présentant un caractère d'unité. Il a trouvé, dans leur mise en valeur, un moyen de réaliser la synthèse à laquelle il visait ; ce moyen, il l'a utilisé légitimement. "Je me suis proposé de" vise un procédé de composition sans plus. Telle est la réponse que Pirenne a faite lui-même à une question que l'auteur de cet article s'est permis un jour de lui poser.
On ne saurait donner, à ce que nous venons d'écrire, conclusion plus exacte que ces quelques lignes extraites d'un article consacré à la mémoire du maître, par son disciple Fritz Quicke {Revue belge de Philologie et d'Histoire, XIV, 1935, p. 1671) : « En préparant le récit objectif de nos destinées, M. Pirenne ne faisait pas œuvre sentimentale, il ne savait pas où le conduiraient son effort et ses recherches. Il s'est fait que par l'enchaînement des événements et par la volonté de quelques princes, cette histoire est devenue celle d'une nation, la nôtre. Il ne l'a pas voulu ».
L'histoire urbaine
Si l'Histoire de Belgique est l'œuvre qui fit connaître Pirenne du grand public belge et des historiens étrangers, non spécialisés dans l'étude du moyen âge, ce sont ses travaux d'histoire urbaine qui créèrent sa réputation parmi les médiévistes et parmi les érudits pratiquant l'histoire économique. Dès les débuts de son activité scientifique, Pirenne se sentit attiré par l'étude des villes. L'influence de son maître Kurth n'y est pas pour grand-chose. Pirenne avait choisi lui-même, on l'a dit plus haut, le sujet du mémoire sur l'Histoire de la constitution de la ville de Dinant au moyen âge qui lui valut sa bourse de voyage et qui parut en 1889. L'enseignement de Schmoller, à Berlin, celui de Giry, à Paris, l'avaient encouragé à persévérer dans cette voie. Pendant des années, il lut les travaux nombreux et importants qu'historiens et juristes allemands consacraient au phénomène historique urbain ; ses comptes rendus publiés dans la Revue Critique au cours des années 1890 et suivantes, faisaient connaître ces travaux aux érudits de langue française et favorisaient l'élaboration de sa propre pensée. Il avait jadis étudié les villes liégeoises ; transplanté en Flandre, il s'était mis avidement à l'étude des villes de l'ancien comté : région urbaine, s'il en fut, au moyen âge. Son enseignement et particulièrement ses cours pratiques favorisaient ses recherches et lui permettaient d'y associer ses élèves. (Illustration : Sceau de la ville de Dinant.)Aucune des explications historiques du phénomène urbain proposées par des érudits d'autrefois ou d'alors, ne lui paraissait résister au témoignage des faits ; aucune ne lui semblait rendre exactement compte de la renaissance des villes en Europe occidentale aux Xe et XIe siècles, de la formation des bourgeoisies, de la naissance d'institutions propres aux villes et à leurs habitants.Ayant beaucoup cherché, il crut avoir trouvé et il donna en 1893 et 1895, à la Revue Historique, deux articles sur L'origine des constitutions urbaines au moyen âge. Ils furent complétés en 1898 par une contribution plus brève, intitulée Villes, marchés et marchands au moyen âge, consacrée aux travaux d'un érudit allemand, Siegfried Rietschel, venu indépendamment de lui à des vues analogues aux siennes. Ces mémoires ont fait date, car en dehors de l'examen critique des autres théories, ils contiennent un exposé positif : les vues propres de Pirenne sur le problème historique urbain. On peut les résumer brièvement en disant que pour Pirenne, les villes étaient nées de la renaissance du grand commerce qui se situe en Europe occidentale au Xe et surtout au XIe siècle ; que leur cellule initiale - pour user d'une métaphore - n'était ni un palais ou un château, ni une ancienne ville romaine, ni une abbaye, ni même un marché, mais une agglomération permanente de marchands en un endroit favorable au trafic ; que les autres entités dont il vient d'être question, n'avaient été que des facteurs de fixation ; que les éléments actifs, moteurs, de cette population urbaine avaient été des aventuriers, des « globe-trotters » du négoce à distance ; que lorsque cette agglomération, ce portus, était devenu assez considérable et sa population assez forte, il avait fallu leur accorder des institutions judiciaires et administratives propres ; que la nature de ces institutions et du droit qu'elles appliquaient trouvait son explication dans l'activité économique des populations urbaines ; que les problèmes d'histoire urbaine devaient être étudiés dans des villes véritablement importantes, « dans de grandes cités mercantiles ».
Dinant, ville liégeoise, d'une part, les villes flamandes de l'autre, avaient vu leur passé scruté attentivement par l'esprit observateur et pénétrant de Pirenne. Elles lui ont, plus que toutes autres, fourni les fondations de ce que l'on a nommé sa « théorie des villes » ; sur ces fondations, il a construit en utilisant les éléments qu'il extrayait de textes relatifs à l'histoire d'autres villes : principalement les villes d'Allemagne étudiées par les érudits de ce pays dans leurs monographies ou dans leurs essais de synthèse, et les villes du Nord de la France auxquelles Giry et ses disciples français consacraient leurs travaux. Dans un de ses meilleurs articles, Pirenne a esquissé, à la lumière directe des sources de leur histoire, la naissance et les premiers développements des villes flamandes : Les villes flamandes avant le XIIe siècle (Annales de l'Est et du Nord, 1905). La lecture de ces pages est indispensable à qui veut comprendre ce qu'ont été les vues de Pirenne en fait d'histoire urbaine.
Les traits propres aux institutions urbaines flamandes que Pirenne croyait discerner, et notamment le fait que celles-ci n'auraient jamais connu d'autres juges, ni d'autres administrateurs que leurs échevins, n'ont point été admis par tous. Léon Vanderkindere en fit la critique et Pirenne, tout en maintenant son point de vue, admettait que ces critiques d'un confrère qu'il aimait et respectait avaient été utiles. Elles l'amenèrent à revoir de plus près certaines questions et elles contribuèrent de la sorte à lui faire écrire, sur nos villes à nous, un livre de caractère synthétique : ce furent Les anciennes démocraties des Pays-Bas, parues en 1910 à Paris dans la Bibliothèque de philosophie scientifique du Dr Gustave Le Bon. Une excellente traduction anglaise en fut donnée par J.-V. Saunders, sous le titre Belgian democratie. Its early history, à Manchester en 1915. Oeuvre solide et claire, non remplacée, où se vérifie une fois de plus l'observation, déjà faite, que Pirenne, dans l'étude de notre passé, voyait surtout la Flandre et le pays liégeois.
Dans ce livre, l'auteur faisait largement état des ouvrages que ses anciens élèves, devenus des maîtres à leur tour, avaient consacrés à l'histoire urbaine, principalement de nos pays : les livres d'Herman Van der Linden sur Louvain et sur les guildes marchandes, celui de Guillaume Des Marez sur la propriété foncière dans les villes du moyen âge et particulièrement en Flandre, les études critiques sur le passé de Gand par lesquelles Victor Fris préludait à la composition d'une histoire de cette ville ; enfin le livre qu'un érudit français, appelé à devenir un de ses amis les plus fidèles, consacra aux finances de Douai au moyen âge : c'est, en effet, sur les conseils de Pirenne que Georges Espinas avait entrepris cette étude, tête de série de nombreux et importants travaux sur un des principaux centres de la Flandre française. Plus tard, les recherches de Joseph De Smet sur Bruges, d'Antoine De Smet sur les avant-ports brugeois, de Hans van Werveke sur les finances de Gand, d'Henri Nowé sur les communications de cette ville avec la mer et celles entreprises dans la suite par Anne-Marie Feytmans (Mme P. Bonenfant) sur certains aspects de l'histoire de Bruxelles, entretiendront et étendront cet ordre de recherches.
Marc Bloch disait un jour à l'auteur de ces lignes qu'une des nombreuses raisons qu'il avait d'admirer Pirenne était sa faculté de renouvellement ; illustrant cette pensée par un exemple concret, il montrait le grand historien reprenant bien des années plus tard le thème du livre de 1910, mais en le traitant dans un cadre plus vaste et en se plaçant à des points de vue nouveaux. L'observation est parfaitement juste : c'est en procédant ainsi que Pirenne donna aux professionnels et aux curieux de l'histoire un livre que d'aucuns tiennent légitimement pour son Chef-d'œuvre : Les villes du moyen âge ; il parut à Bruxelles en 1927, dans les circonstances qui ont été indiquées plus haut.
(Illustration : Réédition des "Villes au Moyen-Age" au Presses universitaires de France, 1992.)
Pirenne restait fidèle à sa conception fondamentale de 1893-1895 : le sous-titre Essai d'histoire économique et sociale le révélerait, s'il était nécessaire. Mais l'exposé est plus nuancé que dans les travaux consacrés antérieurement par l'auteur à l'histoire urbaine. Le nouveau livre bénéficiait de l'élargissement d'un horizon historique pourtant déjà bien étendu. A la veille de la première guerre mondiale, à l'occasion d'un voyage qu'il fit en Italie avec les siens au printemps de 1912, Pirenne avait développé la connaissance qu'il avait de l'histoire de ce pays. L'auteur de cette notice se rappelle l'accent qu'en janvier 1914, à Gand, Pirenne mit sur l'importance des villes italiennes, dans une conférence aux étudiants en histoire où il traitait des effets économiques de la première croisade. La connaissance du russe, acquise, on l'a dit, au cours de sa captivité de 1916-1918, lui avait permis de mieux comprendre le rôle respectif des deux courants commerciaux qui expliquaient pour lui la renaissance du grand commerce, générateur des villes : le courant russo-scandinave et le courant italien. D'autre part, il avait, au cours des dernières années qui précédèrent 1914, vu plus nettement que jadis l'apport romain à la formation du haut moyen âge en général. Il avait, au lendemain de la guerre, jugé nécessaire d'étudier dans ses cours pratiques quelques villes médiévales qui n'étaient pas nées ex-nihilo entre le Xe et le XIIe siècle, mais qui prolongeaient à travers les siècles l'existence d'une civitas romaine ; il avait engagé son élève Fernand Vercauteren à creuser le passé des cités de la Belgique Seconde du IVe au XIe siècle : on connaît le livre important, issu de ces recherches. Pirenne trouvait là, d'ailleurs, une confirmation de ses vues : les cités, comme les castra flamands, brabançons ou liégeois, n'avaient été que des éléments de fixation ; la vraie ville était issue d'un quartier ou d'un faubourg commerçant.
L'histoire de la renaissance du commerce, l'étude des éléments de fixation et celle des agglomérations marchandes, l'analyse du peuplement, l'examen des activités économiques, de la structure sociale et des institutions urbaines, ont dans Les villes du moyen âge pour cadre géographique l'Europe occidentale et sont menés jusqu'à la fin du XIIe siècle. Le sujet est esquissé : l'auteur qualifie son oeuvre d'essai. Seuls les traits tenus pour véritablement essentiels apparaissent; mais il ne manque rien d'important, tout au moins dans la conception que Pirenne se faisait de la matière.
Les villes du moyen âge ont été traduites en tchèque : Strevoveha Mesta, Prague, 1932, avec une préface de B. Mendl. La traduction anglaise de F. D. Halsey, Medieval cities, parue, on le sait, avant le texte français, a été réimprimée en 1956 dans une série bon marché, au format in-16°, à Garden City (New York). (Illustration : Edition de 1969 de "Medieval Cities" aux Princeton University Press.)
Les vues de Pirenne en matière d'histoire urbaine ont connu un très grand rayonnement. Maurice Prou, si méfiant à l'égard de toutes les théories, n'a trouvé que dans les travaux de son ami une explication aux problèmes posés par l'histoire d'Etampes au XIe et au XIIe siècle, Plus récemment, Gérard Sautel, étudiant les villes de consulat dans le midi de la France, était amené par les travaux de Pirenne à examiner le rôle des facteurs économiques dans la formation des institutions propres aux dites villes et à leur reconnaître une portée décisive, Un ancien élève néerlandais de Pirenne, W. S. Unger, a puisé dans la méthode du maître des éléments permettant de mieux comprendre certains aspects de l'histoire de Middelburg. Un des médiévistes les plus remarquables d'Amérique, Cari Ste-phenson, qui avait fréquenté à Gand le séminaire de Pirenne, a tenté, avec un succès d'ailleurs assez restreint, d'appliquer la « théorie » de celui-ci aux villes anglaises. Le médiéviste portugais T. de Sousa Soares et Charles Verlinden, qui fut un des derniers élèves formés par Pirenne, ont éclairé l'histoire de certaines villes de la Péninsule ibérique à la lumière de conceptions que l'on pourrait nommer « pirennéennes ». En Allemagne, Fritz Roerig, quand il mettait fortement l'accent sur les facteurs sociaux et économiques, grands marchands et grand commerce dans le devenir de Lübeck et d'autres villes hanséatiques, se réclamait ouvertement de Pirenne.
On a fait aux conceptions de celui-ci, de son vivant, mais surtout depuis son décès, des objections assez nombreuses. Il en est, croyons-nous, de non fondées. Il en est d'autres qui se justifient : c'est là un phénomène normal et heureux, tout au moins quand les critiques s'accompagnent d'éléments constructifs ; car seule l'apparition de vues nouvelles - et sérieuses - en histoire permet de croire au progrès de cette science. Pirenne s'en fût réjoui. D'ailleurs, une fois réalisées les mises au point et les corrections nécessaires, ses conceptions subsistent en gros, croyons-nous, comme la tentative d'explication la plus recevable du phénomène urbain au moyen âge ; si tant est qu'une explication générale en soit possible.
Les livres, mémoires, articles et comptes rendus d'Henri Pirenne traitant d'histoire urbaine ont été groupés et réimprimés en deux volumes, sous le titre Les villes et les institutions urbaines, Bruxelles et Paris, 1939. La consultation de ces travaux s'en trouve à certains égards facilitée, bien que la publication n'ait pas été faite avec le soin voulu.
La pratique de l'histoire des villes est restée, à l'Université de Gand, un des legs les plus précieux du maître. Plus que tous autres, un ancien élève de Pirenne et son successeur dans la chaire d'histoire de Belgique, Hans van Werveke, poursuit et développe, avec ses propres disciples, cette glorieuse tradition.
L'industrie textile et le régime du travail
Il est un domaine de l'histoire, et singulièrement de l'histoire économique, intimement lié, tout au moins dans les anciens Pays-Bas, à l'histoire des villes : c'est l'histoire de l'industrie drapière ; puisqu'aussi bien, comme l'a montré Hans van Werveke, cette industrie, jusque-là rurale, prit au XIe siècle, en Flandre, un caractère urbain. Il en alla de même à ce moment ou un peu plus tard dans d'autres régions drapantes du même « espace ».Pirenne portait à l'histoire de l'industrie drapière et à celle du régime du travail dans ses rapports avec cette industrie, un très vif intérêt. Il eut l'intention d'en écrire l'histoire ; mais il se rendit compte de la nécessité de réunir d'abord les matériaux, très dispersés, le plus souvent inédits, quelquefois édités de manière défectueuse. Il entreprit une collection de ces sources et réussit, en collaboration avec son ami Espinas, à l'achever. Leur Recueil de documents relatifs à l'industrie drapière en Flandre compte quatre gros volumes in-4°, publiés par la Commission royale d'Histoire de 1906 à 1924 ; plus des Additions au Recueil de documents relatifs à l'industrie drapière en Flandre, qui ont vu le jour dans le Bulletin de la Commission royale d'Histoire, t. 93, 1929. Ce recueil est d'une surprenante richesse.
Les éditeurs n'ont pas poussé plus loin que les dernières années du XIVe siècle, moment où la draperie flamande est en pleine décadence. Mais Pirenne avait vu très clairement qu'une « nouvelle draperie » s'était développée à la campagne et dans les petites villes de Flandre et qu'elle avait eu, même dans ses rapports avec le grand commerce international, une très réelle importance. Dans une remarquable étude parue en 1905 dans le Bulletin de la Classe des Lettres de l'Académie royale de Belgique, Une crise industrielle au XVIe siècle. La draperie urbaine et la "nouvelle draperie" en Flandre, il avait attiré l'attention sur elle. Une fois de plus il allait engager un de ses élèves dans une voie qu'il avait ouverte. Ce fut Henri de Sagher qui devint l'historien de la « nouvelle draperie » dans les petites villes et les bourgades rurales du Sud-Ouest de la. Flandre.
Quelques études de sa main virent le jour de son vivant ; mais c'est après sa mort prématurée que parut en 1951, dans la série in-4° de la Commission royale d'Histoire, le tome Ier du Recueil de documents relatifs à l'industrie drapière en Flandre. Deuxième partie : Le Sud-Ouest de la Flandre depuis l'époque bourguignonne, œuvre considérable à laquelle Henri de Sagher, sur les conseils de Pirenne, avait voué sa vie. La publication de ce premier volume s'est faite sous la direction de Hans van Werveke, avec la collaboration de deux de ses anciens élèves, Carlos Wijffels et Johan de Sagher, un des fils d'Henri. Il faut également rappeler ici qu'au temps où le savant historien économiste français Emile Coornaert préparait ses ouvrages sur la draperie de deux villes du Sud-Ouest de la Flandre à la fin du moyen âge, au XVIe et au XVIIe siècle, Hondschoote et Bergues-Saint-Winnoc, il fréquenta pendant plusieurs mois, à Gand, le séminaire de Pirenne.
A l'impression produite par quelques passages de l'Histoire de Belgique se rattache l'étude systématique, entreprise pour la première fois, d'une autre branche de l'industrie textile dans le sud des Pays-Bas : l'industrie linière. Un ancien élève de Pirenne, Etienne Sabbe, lui consacra des travaux dont on ne peut assez mettre l'importance en lumière. Ils aboutissent, d'ailleurs, à des vues différentes de celles qu'avait le maître ; celui-ci se fût félicité des résultats atteints, s'il avait pu les connaître.
Pas plus que Pirenne n'écrivit l'histoire de l'industrie drapière en Flandre, il ne réalisa un autre projet : consacrer un petit volume de caractère synthétique à l'histoire des corporations. Il esquissa seulement les traits principaux du sujet dans un important article au tome VII de l'Encyclopaedia of Social Sciences, publié à Londres en 1932 : Guilds. European.
La démographie et la statistique appliquées à l'histoire
Une fois encore l'histoire urbaine amena Henri Pirenne à fixer son attention sur un autre ordre de recherches : la démographie historique. Les chiffres fantastiques attribués couramment à la population médiévale de Bruges, de Gand, d'Ypres, voire de Damme, manquaient de tout fondement ; on le savait. Mais combien il eût été important de déterminer au moins approximativement le nombre d'habitants de ces villes au moyen âge. L'esprit toujours en éveil de Pirenne s'empara du problème. La voie avait été ouverte en Allemagne par les travaux de J. Jastrow, de K. T. von Inama Sternegg et surtout par le livre de Karl Bûcher sur la population de Francfort-sur-le-Main. Avec une lucidité remarquable, Pirenne essaya de montrer ce qu'il y avait d'important parmi les résultats acquis, mais aussi quels étaient les problèmes qui restaient à résoudre, quels moyens il fallait mettre en œuvre dans ce but, de quels dangers il importait de se garder. Passant à l'étude des problèmes démographiques propres à l'histoire de Belgique, il indiquait les sources auxquelles on devait avoir recours et la manière de les utiliser. L'article qu'il consacra au sujet est le texte remanié d'une communication intitulée Les documents d'archives comme source de la démographie historique ; il fut publié dans les Actes du XIe Congrès international d'Hygiène et de Démographie (Bruxelles, 1903).Il est très caractéristique de la manière de Pirenne que l'exposé traitant de la méthode ait été accompagné d'une étude consacrée à un cas concret. L'archiviste d'Ypres, Emile de Sagher, lui avait signalé que des dénombrements de la population yproise pour les années 1412, 1431, 1437, 1491 et 1506 reposaient dans les archives de cette ville. Pirenne les étudia et montra ce que l'on pouvait en tirer, non seulement pour établir le chiffre global de la population, mais pour éclairer plusieurs aspects de la structure sociale d'Ypres dans le passé. Ce travail parut sous le titre Les dénombrements de la population d'Ypres au XVe siècle, dans la Vierteljahrschrift fur Sozial- und Wirt-schaftsgeschichte de 1903. Une fois de plus Pirenne agissait en initiateur, il créait chez nous un domaine nouveau de la science historique. Celui-ci allait dans la suite être illustré par des amis de Pirenne, comme Joseph Cuvelier pour le Brabant, Jules Grob et Jules Vannérus pour le Luxembourg, ou par d'anciens élèves du maître, Joseph De Smet pour Bruges, Hans van Werveke pour Gand; les disciples de celui-ci se sont à leur tour attaqués à d'autres villes, comme Anvers.
A son étude sur les dénombrements d'Ypres, Pirenne avait donné pour sous-titre Contribution à la statistique sociale au moyen âge. Il savait que l'utilisation des méthodes statistiques pouvait, moyennant les adaptations nécessaires, fournir pour certaines périodes de l'histoire des notions précises, de nature à expliquer bien des phénomènes sociaux et économiques. Il ne se livra pas lui-même à des recherches originales dans ce domaine ; mais il utilisa dans ses travaux d'ensemble, les données mises en œuvre par d'autres érudits, particulièrement celles qu'avait réunies sur l'histoire des prix son collègue gantois et ami Hubert Van Houtte. Les recherches de cet ordre ont connu, depuis, un remarquable développement. Elles sont, aujourd'hui, poursuivies en plusieurs endroits ; elles le sont notamment à l'Université de Gand par Charles Verlinden, ancien élève de Pirenne et de Van Houtte, avec la collaboration de ses propres disciples.
Notice biographique reproduite à partir de :
- GANSHOF François-Louis : "Pirenne, Henri", in Biographie nationale, Bruxelles, Emile Bruylant, t. 30, 1959. (colonnes 671-675 et 677-722)
Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique.