Né à Verviers le 23 décembre 1862, mort à Uccle le 24 octobre 1935.

Jeunesse et études

Son père, Lucien-Henri Pirenne, était industriel et fut pendant de nombreuses années échevin des travaux publics. La famille de sa mère, née Virginie Duesberg, était associée à la famille Pirenne dans la fabrication et la préparation du drap. Henri Pirenne, aîné de quatre frères et de trois sœurs, fit ses études moyennes au collège communal (l'actuel Athénée royal) de sa ville natale ; en rhétorique, il eut l'honneur de complimenter le roi Léopold II, venu en 1878 à Verviers pour l'inauguration du barrage de la Gileppe. En octobre 1879, il entrait à l'Université de Liège.
Le père d'Henri Pirenne    La mère d'Henri Pirenne
Lucien-Henri Pirenne et Virginie Duesberg - Les parents d'Henri Pirenne
 
Lucien-Henri Pirenne avait souhaité faire de son fils aîné un ingénieur. L'inaptitude de celui-ci aux mathématiques fit abandonner le projet : Henri allait entreprendre des études de droit. Mais, étudiant de candidature en philosophie et lettres, il fut profondément impressionné par Godefroid Kurth, qui, en dehors d'autres branches, enseignait l'histoire du moyen âge. Ce ne furent pas les seules leçons ex cathedra de ce maître qui attirèrent le jeune étudiant. Kurth était un professeur qui savait dans ses cours mettre au service de la science une éloquence nourrie d'idéalisme. Mais il était avant tout un érudit et depuis 1874 il dirigeait, à l'Université de Liège, des « Cours pratiques » sur le modèle de ces « séminaires », créés par Leopold von Ranke et ses disciples, qui assuraient à l'historiographie allemande une indiscutable supériorité sur celle des autres pays. Les cours pratiques de Kurth ne figuraient pas au programme et se faisaient chez le maître lui-même, dans son cabinet de travail ; ils sont le point de départ de tout l'enseignement et de toutes les recherches qui s'effectuent dans tous les séminaires historiques de notre pays. Henri Pirenne suivit les cours de chaire de Kurth, mais surtout il prit part à ses cours pratiques : c'est là que se dessina sa vocation d'historien ; c'est là qu'il apprit la technique de la recherche historique appliquée au moyen âge ou tout au moins les éléments de cette technique. Son père ne lui refusa pas l'autorisation de remettre à plus tard ses études juridiques - il ne les reprit jamais - et de préparer le doctorat en philosophie et lettres : il conquit le grade de docteur le 6 juillet 1883 ; au mois d'août de la même année, un jury interuniversitaire le proclamait lauréat du Concours des Bourses de Voyage pour un mémoire intitulé : Histoire de la Constitution de la ville de Dinant au moyen âge, qui, profondément remanié, parut à Gand, en 1889.
1847-1916
Godefroid Kurth (1847-1916)
 
Pirenne avait, au cours de ses études, également participé au Cours pratique créé par Paul Fredericq, à l'imitation de celui de son collègue et ami Kurth ; il s'y était initié aux méthodes de la recherche historique appliquée à l'étude du XVIe siècle.

Les deux années vécues à l'étranger par Henri Pirenne furent d'une importance capitale pour son développement. Elles lui procurèrent un complément de formation technique indispensable. Elles déterminèrent ou contribuèrent largement à déterminer l'orientation qu'allait prendre l'activité scientifique du jeune historien. (Photographie - Henri Pirenne en 1880)

Il passa l'année académique 1883-1884 en Allemagne. Tout d'abord à Leipzig, où il rencontra Georges Cornil, qui devait enseigner plus tard - avec quel éclat ! - le droit romain à l'Université de Bruxelles. Le maître dont il suivit l'enseignement avec le plus de profit fut Wilhelm Arndt, à qui il dut d'être bon paléographe et dont il évoquait parfois la paternelle bonté. A Berlin, il fut assidu aux cours et aux séminaires d'Harry Bresslau, alors professeur extraordinaire à cette université avant d'obtenir un ordinariat à Strasbourg. Le « diplomatiste » éminent qu'était Bresslau enseigna la diplomatique à Pirenne. Celui-ci lui resta toujours reconnaissant de l'avoir formé à ce qu'il tenait pour la science auxiliaire par excellence du médiéviste. Il l'enseigna et la pratiqua d'ailleurs lui-même, toujours avec plaisir et avec talent. Un des créateurs de l'histoire économique, Gustav Schmoller, dont Pirenne suivit aussi l'enseignement à Berlin, eut une influence décisive sur sa pensée. Peut-être le milieu familial avait-il déjà orienté son esprit vers les problèmes économiques ; mais c'est le contact intellectuel avec Schmoller qui fit de lui un « historien économiste ». Il citait volontiers les opinions auxquelles cet esprit original savait donner une forme frappante ; telle cette phrase que nous avons entendu plus d'une fois Pirenne répéter dans ses cours : « Les deux faits historiques les plus importants depuis la chute de l'Empire Romain sont la naissance ou la renaissance des villes au haut moyen âge en Europe occidentale et la construction des chemins de fer au XIXe siècle ». Pirenne fut reçu régulièrement chez Georg Waitz, qui, président des Monumenta Germaniae Historica, avait cessé d'enseigner ; il disait avoir plus appris par. la conversation avec l'illustre auteur de la Deutsche Verfassungsgeschichte que par la fréquentation de bien des cours. Il avait eu un entretien avec le vieux Ranke, dont le génie historique et la probité intellectuelle restèrent toujours pour lui un objet d'admiration. C'est de son année d'études en Allemagne que datait l'amitié qui l'unit jusqu'en 1914 à Karl Lamprecht, alors Privatdozent à Bonn, et à R. Hoeniger, alors Privatdozent à Berlin. Contrairement à une opinion assez répandue, il ne fut jamais l'élève de Lamprecht; mais il subit certainement l'influence de sa pensée.

A l'époque où Pirenne fut son élève, Kurth s'intéressait particulièrement à l'étude des sources littéraires du très haut et du haut moyen âge et à la très ancienne histoire de Liège. C'est sous sa direction que Pirenne entreprit le premier de ses travaux, qui relevait du double champ d'études de son maître : Sedulius de Liège, publié dès 1882 dans les Mémoires in-8° de l'Académie royale de Belgique. Mais déjà le choix du sujet auquel il consacra son travail destiné au Concours des Bourses de Voyage, révèle une orientation propre : la constitution de la ville de Dinant au moyen âge. L'histoire urbaine avait captivé son intérêt. Son séjour en Allemagne, où les recherches sur les institutions des villes médiévales étaient en pleine efflorescence et où Schmoller faisait de leur vie économique l'objet de ses cours, accentua cette orientation. Elle allait être encore consolidée par un séjour à Paris.

Pirenne y passa l'année académique 1884-1885 ; il y fréquenta l'École des Chartes et l'École pratique des Hautes Études. Dans ces deux établissements d'enseignement supérieur, l'homme dont il reçut l'enseignement avec le plus grand profit fut Arthur Giry. Son cours de diplomatique aux Chartes, ses « conférences » (lisez : « cours pratiques ») aux Hautes Études constituèrent un précieux complément à la formation que Pirenne avait reçue en Allemagne. Les « conférences » des Hautes Études, en particulier, où Giry traitait d'histoire urbaine, familiarisaient le jeune historien belge avec le passé des villes de la France du Nord. Toujours aux Hautes Études, Gabriel Monod et Marcel Thévenin - ancien élève de Waitz, à Gottingen - perfectionnaient dans leurs « conférences » la technique historique de leur disciple étranger; l'un en matière de critique des sources narratives, l'autre dans le domaine des institutions mérovingiennes et carolingiennes.

Pirenne entendit plusieurs fois, en Sorbonne, Fustel de Coulanges, dont il ne cessa jamais d'admirer profondément la puissante aptitude à la synthèse et le merveilleux don d'exposition, mais dont Monod et Thévenin lui révélaient l'érudition trop souvent déficiente. Au cours de son année parisienne d'études, Pirenne s'était lié avec un jeune juriste belge, Maurice Vauthier, qui fut plus tard un des grands professeurs de droit à l'Université de Bruxelles. Il fut aussi, dès cette année, l'ami de deux jeunes Français appelés à marquer dans la vie scientifique de leur pays : Maurice Prou, qui devint l'un des érudits les plus complets qui aient été en France après Léopold Delisle, enseigna avec éclat aux Chartes et dirigea plus tard cette illustre école; Abel Lefranc, qui étudiait en ce temps le passé de Noyon, sa ville natale, mais qui, devenu professeur au Collège de France, allait être le grand historien des lettres et de la pensée françaises aux temps de la Renaissance, l'irréprochable éditeur et le savant commentateur de Rabelais. Ces amitiés fraternelles furent pour Pirenne, sa vie durant, une source de joie et de réconfort.

Carrière

En 1884, Pirenne allait être chargé de créer à l'Université de Liège l'enseignement de la paléographie et de la diplomatique. Le projet d'arrêté n'était pas encore soumis à la signature du Roi, quand le gouvernement libéral fut renversé. Le gouvernement catholique Woeste-Jacobs refusa de proposer la nomination au chef de l'État : Pirenne avait le tort d'être libéral. Mais en 1885, un autre gouvernement catholique fit preuve de plus de compréhension. Godefroid Kurth s'indignait de ce que ses amis politiques eussent défait ce qu'il appelait « la seule bonne chose qu'eussent faite les libéraux ». Il intervint auprès du Ministre de l'Intérieur et de l'Instruction publique, Thonissen, juriste éminent, qui avait publié d'importants travaux d'histoire et notamment d'histoire du droit. Thonissen consulta son ami Thévenin, lequel recommanda chaleureusement son ancien élève belge, et Pirenne fut nommé pour faire à l'Université de Liège les cours pour lesquels il avait été désigné l'année précédente ; il fut également chargé d'exercices historiques, c'est-à-dire d'un cours pratique, à l'École normale des Humanités en la même ville. Il était âgé de vingt-trois ans.

Dès l'année suivante, il était professeur extraordinaire à l'Université de Gand et chargé d'y enseigner l'histoire du moyen âge et l'histoire de Belgique ; il était également chargé du cours de géographie historique et d'exercices pratiques d'histoire aux Sections normales flamandes annexées à la faculté de philosophie et lettres. A ce cours pratique, il accueillit, d'ailleurs, sans tarder des étudiants des facultés de philosophie et lettres et de droit. Plus tard, en application de la loi de 1890 sur la collation des grades académiques et par suite de la suppression des Sections normales flamandes, ses attributions furent modifiées et élargies : il devint titulaire des cours d'histoire du moyen âge et d'histoire de Belgique (moyen âge) et des exercices d'histoire (moyen âge) en candidature en philosophie et lettres, des cours d'institutions du moyen âge, d'encyclopédie de l'histoire (moyen âge), de diplomatique, de critique historique appliquée au moyen âge (cours pratique) au doctorat en philosophie et lettres. En 1893 devait venir s'y joindre le cours d'histoire économique (partim) à la faculté de droit. En 1899, Henri Pirenne avait été promu professeur ordinaire.

Les attributions universitaires de Pirenne ne reçurent de changements qu'au lendemain de la première guerre mondiale. En 1920, au décès de Paul Fredericq, il recueillit la partie moderne du cours d'histoire de Belgique dont l'unité se trouva reconstituée. Il obtint, à partir de cette même année, d'être déchargé de plusieurs enseignements : en 1920, du cours de diplomatique ; en 1923, des cours d'encyclopédie de l'histoire et d'histoire des institutions du moyen âge ; en 1927, du cours d'histoire du moyen âge.
 

Henri Pirenne et Paul Fredericq en 1916

Quand Paul Fredericq, nommé recteur de l'Université de Gand après la délivrance de la Belgique, eut, au printemps de 1919, démissionné de ces fonctions, devenues trop lourdes pour lui, Pirenne lui succéda. Il fut recteur jusqu'à la rentrée d'octobre 1922 et il eut pour tâche, au cours de ces années, de remettre en mouvement la grande institution universitaire que la guerre et la politique de l'occupant avaient désorganisée. Il s'attacha notamment à donner au corps professoral le développement devenu nécessaire et à procurer à l'université un équipement plus complet et plus adéquat. La mesure dans laquelle cela s'effectua paraît aujourd'hui bien modeste ; mais il faut, pour juger équitablement les résultats obtenus, ne pas oublier que l'on venait de loin et que le pays était ruiné par la guerre. Disposant de peu de personnel, obligé de payer constamment de sa personne, Pirenne eut, à ce moment, une tâche parfois écrasante à remplir. (Photographie - Henri Pirenne, recteur de l'Université de Gand en 1919.)

Un arrêté royal du 20 mai 1930 accorda, sur sa demande, à Henri Pirenne son admission à l'éméritat.

Famille

Fixé à Gand dès 1885, il y avait épousé le 19 décembre 1887 Jenny Vanderhaegen, fille d'un haut magistrat. On ne peut assez insister sur le rôle capital qu'a joué Mme Pirenne dans la vie de son époux. Active, ordonnée, douée d'un sens aigu des réalités, dévouée aux siens au delà de toutes limites, unissant la bonté à l'intelligence, cette femme d'élite a procuré à son mari des conditions idéales de travail. Elle a pris sur elle tous les aspects matériels de la vie du ménage et elle a donné à Henri Pirenne la paix du foyer, indispensable à un travail régulier, intense et fécond. Mais de plus, en un temps où la dactylographie n'existait point ou était encore peu répandue, elle a, en vue de l'impression, copié à la main, de sa belle et claire écriture, presque toute l'œuvre de son mari. Mme Pirenne s'est éteinte à Uccle, le 19 mars 1948(Photographie - Jenny Vanderhaeghen en 1887)

De cette union naquirent quatre fils. L'aîné, Henri-Edouard, né à Gand le 18 octobre 1888, fut professeur de philosophie à l'Université de Gand et mourut à Uccle, quelques mois avant son père, le 28 mai 1935. Le second, Jacques, né à Gand le 26 juin 1891, avocat honoraire à la Cour d'Appel de Bruxelles, professeur honoraire à l'Université de Bruxelles (d'histoire du droit), secrétaire honoraire de S. M. le roi Léopold III, obtint le Prix quinquennal des Sciences historiques (1930-1935) ; il fut créé comte par arrêté du Prince Royal, du 23 janvier 1951 (concession motu proprio). Le troisième, Pierre, né à Gand le 19 janvier 1895, étudiant en sciences physiques et mathématiques (après avoir songé à faire des études de philologie classique), engagé volontaire dans l'armée belge, fut tué comme caporal au 1er régiment de grenadiers, à l'Yser, le 3 novembre 1914. Le quatrième, Robert, né à Gand le 28 décembre 1900, fut substitut du procureur du roi à Bruxelles et mourut à Uccle le 22 avril 1931.
 

La guerre 1914-1918

La famille vivait heureuse dans une confortable maison de la rue Neuve-Saint-Pierre (au n° 126), quand la Belgique fut envahie par les armées allemandes le 3 août 1914. Les trois fils aînés d'Henri Pirenne servirent dans l'armée belge et l'on a déjà dit qu'à l'un d'eux la patrie réclama le sacrifice total. Malgré l'angoisse de savoir un fils disparu et bientôt malgré la douleur de le savoir tué, Pirenne fut, sous l'occupation, de ceux qui entretinrent le moral de leurs compatriotes. Son action pour la défense des institutions belges, et tout particulièrement de l'Université de Gand, contre les manœuvres de l'ennemi fut énergique et constante. Le 18 mars 1916, il était arrêté, en même temps que son collègue et ami Paul Fredericq, et déporté en Allemagne. Cette arrestation provoqua dans tous les pays d'Europe et d'Amérique une véritable indignation ; elle contribua fortement au développement d'un état d'esprit hostile aux Empires Centraux, dans les milieux intellectuels des pays non belligérants. Prisonnier d'abord au camp d'officiers de Krefeld, puis à partir du 12 mai 1916 au vaste camp d'internés civils d'Holzminden, il fut à la suite de démarches du pape, du roi d'Espagne Alphonse XIII et du président Wilson, autorisé, le 24 août 1916, à résider à Iena en compagnie de Paul Fredericq. Le 24 janvier 1917, leur commune présence en cette ville fut jugée dangereuse pour la sécurité de l'empire. Les amis furent séparés. Pirenne fut envoyé en résidence surveillée en Thuringe, à Kreuzburg an der Werra. Le 8 août 1918, Mme Pirenne et le jeune Robert purent venir l'y rejoindre.
 
18 mars - 12 mai 1916
Henri Pirenne au camp d'officier de Crefeld (18 mars - 12 mai 1916)

La captivité n'eut pas raison de l'énergie de Pirenne. Il sentit que le travail lui permettrait de résister à toutes les influences déprimantes et il eut le courage de s'y adonner. A Krefeld, il apprit le russe avec un officier des armées du Tsar ; à Holz-minden, il se dévoua pour améliorer le sort de ses co-internés belges et il enseigna l'histoire économique à des étudiants russes ; à Iena, la bibliothèque universitaire le mettait à même de réunir des notes sur bien des sujets d'histoire. A Kreuzburg il effectua un tour de force intellectuel. N'ayant guère à sa disposition que deux ou trois manuels d'histoire à l'usage des gymnases allemands, il entreprit, le 31 janvier 1917, d'écrire une Histoire de l'Europe depuis la fin de l'Empire Romain. Et travaillant jour après jour, de la manière régulière qui était la sienne à Gand ou en villégiature, il rédigea cette œuvre considérable, atteignant le début du XVIe siècle au moment où le, 11 novembre 1918 allait mettre fin à son internement. Seul un géant de l'esprit était capable de cette réalisation.

Les Souvenirs de captivité en Allemagne publiés en 1920 par Pirenne dans la Revue des Deux Mondes et cette même année, en volume, à Bruxelles, reflètent à chaque page la simplicité, la noblesse et la fermeté de caractère de leur auteur.

Activités scientifiques extra-universitaires

Les années d'après-guerre furent fécondes comme celles d'avant-guerre. Son enseignement et sa production scientifique n'avaient jamais occupé toute l'activité intellectuelle d'Henri Pirenne. Depuis longtemps, il prenait part aux travaux de l'Académie royale de Belgique, dont il était devenu correspondant en 1898, membre titulaire en 1903. Il donna plus de lui-même encore à la Commission royale d'Histoire dont il devint membre en 1891, secrétaire en 1907; en cette dernière qualité, il assura en fait jusqu'à sa mort la direction des publications de cet organisme. Il édita et commenta plusieurs textes dans son Bulletin et dans ses collections ; c'est à son initiative qu'elle entreprit la série nouvelle des « Actes des princes belges ». Il consacra un important aperçu historique à l'activité de la Commission lors de son centenaire : « La Commission royale d'Histoire depuis sa fondation », dans La Commission royale d'Histoire. 1834-1934. Livre jubilaire, Bruxelles, 1934.
    
Médaille commémorative du 75ème anniversaire de la
Commission royale d'Histoire de Belgique en 1909.

Après la guerre, le champ des activités de Pirenne au service de la science historique et de la vie scientifique devint plus large que par le passé. Il joua un rôle capital dans la constitution des patrimoines universitaires et dans la création de la Fondation Universitaire, dont il fut membre du Conseil d'administration de 1920 à 1926 et vice-président de 1926 à 1930. Quand, à la suite du discours mémorable prononcé à Seraing par le roi Albert, les bases du Fonds National de la Recherche Scientifique furent jetées en 1927, Pirenne fut membre et du Comité de propagande et de la Commission spéciale de constitution ; il présida la Commission d'histoire du F. N. R. S., de 1928 à 1935. Ces Organismes, qui rendirent possible en Belgique une vie scientifique digne de ce nom, plaisaient à Pirenne parce qu'ils étaient en état d'exercer leur action en dehors des influences politiques et de la routine bureaucratique.

Sur le plan international, l'activité de Pirenne ne fut pas moins considérable. Il joua un rôle important à l'Union académique internationale et c'est à son initiative que celle-ci entreprit la préparation d'un nouveau Du Cange ; il ne vécut heureusement pas assez longtemps pour en voir les premières réalisations, qui l'eussent fort déçu. Il présida le Ve Congrès international des Sciences historiques à Bruxelles en 1923 et prononça un discours d'ouverture « De la méthode comparative en histoire » (dans G. Des Marez et F.-L. Ganshof, Compte rendu du Ve Congrès international des Sciences historiques, Bruxelles, 1923), qui contient un passage admirable sur le devoir d'objectivité de l'historien. Il prit part au VIe Congrès, à Oslo, et fit, à la séance d'ouverture, un exposé sensationnel sur « L'expansion de l'Islam et le commencement du moyen âge » ; celui-ci donna lieu l'après-midi même, dans une séance de travail qui dura plus de trois heures, à des échanges de vues entre quelques-uns des historiens les plus éminents d'Europe et d'Amérique. Un médiéviste allemand répondait à un ami qui lui demandait ce qu'il y avait eu de véritablement important au Congrès d'Oslo : « die Pirenne Schlacht » ; par où il entendait le débat dont il vient d'être question.
 

Henri Pirenne au Comité international des Sciences historiques en 1926.

Le Comité international des Sciences historiques compta Pirenne parmi ses fondateurs (1926) et quelque temps parmi ses dirigeants. On ne peut songer à énumérer les autres organismes nationaux et internationaux à la vie desquels Pirenne fut mêlé. Il faut par contre rappeler qu'il voyait un danger dans la multiplication de ces institutions : il craignait par dessus tout la création d'une administration de l'histoire et la constitution d'orthodoxies historiques.

Parmi ses activités internationales, on peut, croyons-nous, affirmer que ses préférences allaient aux leçons qu'il fut invité à faire dans bien des universités étrangères, avant et surtout après la guerre : en Europe, en Algérie, en Egypte, aux États-Unis. Pirenne aimait ce contact direct avec ses collègues et avec les étudiants d'autres établissements d'enseignement supérieur que le sien. Ces cours firent tous une impression profonde sur leurs auditeurs. Plusieurs maîtres de l'histoire, en France, évoquent encore aujourd'hui avec plaisir et gratitude les leçons d'une exceptionnelle portée qu'ils reçurent de Pirenne tandis qu'ils étaient eux-mêmes étudiants ou jeunes professeurs à Strasbourg, à Dijon, à Alger, dans telle autre faculté des lettres ou à l'École des Chartes. Au nombre de ces leçons faites à l'étranger, celles qui, de septembre à décembre 1922, eurent pour cadre neuf universités américaines ont droit à une place toute spéciale : elles furent pour Pirenne l'occasion de tenter une synthèse de ses vues sur l'histoire urbaine en Europe occidentale au haut moyen âge. L'Université de Princeton, désireuse d'assurer à cet enseignement un caractère durable, obtint de Pirenne qu'il rédigeât son cours et qu'il confiât à son département d'édition le soin d'en faire traduire le texte en anglais et de le publier. Telle fut l'origine de Medieval Cities. Their origins and the revival of trade, Princeton University Press, 1925. La traduction est, hélas, fort médiocre ; heureusement, Pirenne fit paraître en 1927 le texte original français, amplement remanié, de cet admirable petit volume : Les villes du moyen âge. Essai d'histoire économique et sociale, Bruxelles, 1927. Il en sera question plus loin.

Les dernières années

Pourquoi pas, 9 octobre 1925, n°584 Admis à l'éméritat, Henri Pirenne avait quitté Gand en 1930 et s'en était allé habiter l'agglomération bruxelloise : une ravissante maison précédée d'un jardin au 13, avenue Fructidor (aujourd'hui avenue Henri Pirenne), à Uccle. Propriété taillée, comme ses voisines, dans les parties extérieures du parc entourant jadis la demeure d'un autre médiéviste belge de renom, Léon Vanderkindere, professeur à l'Université de Bruxelles. (Illustration : Henri Pirenne vu par Ochs - Pourquoi pas, 9 octobre 1925, n°584)

Moins d'un an plus tard, il eut la douleur de perdre son fils cadet Robert, jeune magistrat, qui dans ses loisirs poursuivait d'intéressantes recherches d'histoire du droit. Le coup fut si cruel que Pirenne se demanda un instant s'il serait capable de continuer ses travaux. Au début de novembre, devant la tombe de Guillaume Des Marez, professeur à l'Université de Bruxelles, décédé le 2 de ce mois, il commençait par ces mots déchirants un dernier adieu à son ancien élève : « Il est monstrueux qu'un père survive à ses enfants et qu'un maître survive à ses disciples ». Cependant, la tendresse des siens et, encore une fois, le travail le sauvèrent. Nommé professeur agréé à l'Université de Bruxelles, il y fit, de novembre à décembre 1931, un cours public sur Mahomet et Charlemagne, préfiguration verbale du livre qu'il préparait. Ce fut un succès sans précédent : on évoquait l'auditoire de Bergson au Collège de France. Après le cours, Pirenne se retirait dans un café du voisinage avec un petit nombre d'historiens, jeunes ou d'âge moyen, sortis de Gand ou de Bruxelles et en leur compagnie poussait plus loin l'examen du sujet traité, comme en un séminaire ; pour quelques-uns de ceux qui participèrent à ces entretiens, ce furent là des heures exceptionnellement fécondes.

Février 1932, autre grande date dans ces dernières années de la vie de Pirenne : le tome VII de l'Histoire de Belgique, achevé le 18 août 1931 dans sa maison de campagne de Sart-lez-Spa, voyait le jour. Le dernier volume de cette grande œuvre était dédié à la mémoire de son fils Robert, comme le cinquième volume l'avait été à la mémoire de son fils Pierre. Quelques semaines plus tard, il prononçait, au cours d'une manifestation organisée à cette occasion par la revue Le Flambeau, une manière de Cantique de Siméon, trop beau pour ne pas être reproduit ici :

« ... Ce livre, je me réjouis profondément de l'avoir achevé. J'ai eu ce rare bonheur de pouvoir y travailler pendant trente-cinq ans. Il a rempli la meilleure partie de ma vie. Je l'ai commencé dans la pleine santé de la jeunesse, en une période de prospérité publique et privée. Audacieusement j'ai mis à la voile pour une longue traversée et durant longtemps le vent m'a poussé sur une mer calme et bienveillante. Quand la tempête est venue, j'étais trop loin pour revenir en arrière. A travers la détresse de la patrie et les tristesses de l'existence, j'ai conservé la direction, et le souci d'arriver au port m'a permis de supporter plus facilement bien des traverses, en m'absorbant dans ma tâche. Car je m'y suis absorbé, et combien je lui suis reconnaissant du puissant dérivatif qu'elle a été dans ma vie ».

 

Médaille frappée à l'occasion de l'achèvement de l'Histoire de Belgique (1933).
 
L'achèvement de l'Histoire de Belgique allait permettre à Pirenne d'écrire enfin ce Mahomet et Charlemagne, qu'il préparait depuis si longtemps. Il s'efforçait de ne pas s'en laisser distraire et il tenait, très sommairement, ses intimes au courant de l'état d'avancement du travail. Le 4 mai 1935, il en achevait une première rédaction. Trois semaines plus tard il fut à nouveau cruellement atteint : son fils aîné, Henri-Edouard, mourait brusquement le 28 mai. Ce même jour, il tombait malade lui-même. La peine et le mal eurent cette fois raison de sa résistance ; le séjour à la campagne dans sa chère maison de Sart-lez-Spa, ne lui apporta pas le soulagement qu'il en espérait. Rentré à Uccle en octobre, il s'y éteignit doucement le 24 de ce mois, à l'âge de soixante-treize ans.