La mise en ligne d'une sélection des oeuvres de Pierre Gilbert, en accord avec ses enfants, est l'occasion d'éprouver, en grandeur réelle, la problématique de la gestion des droits d'auteur sur des oeuvres du XXème siècle... alors même que ses 'héritiers' sont en faveur d'une diffusion la plus large et ouverte possible.

Gestion d'un paradoxe...


C'est ainsi qu'est rencontré le paradoxe suivant : les 'héritiers naturels' de l'oeuvre de Pierre Gilbert, ses propres enfants, ne sont pas systématiquement, loin s'en faut, les ayant droits de tous les documents produits par Pierre Gilbert, mais seulement de ceux pour lesquels Pierre Gilbert n'avait pas cédé ses droits à un éditeur, dans un contrat écrit... que la famille aurait conservé.
 
Pour ce projet qui comprenait 83 oeuvres seules 7 faisaient l'objet de contrats dont la famille Gilbert possédait une copie. Consulté au sujet de l'application de la loi sur les droits d'auteur sur les oeuvres visées, l' ipr-helpdesk a fourni quelques éléments de réponse :
 
"L'article 3 § 1 al.3 de la Loi belge sur le droit d'auteur, « Les dispositions contractuelles relatives au droit d'auteur et à ses modes d'exploitation sont de stricte interprétation ». L'alinéa 4 de ce même article ajoute que « Pour chaque mode d'exploitation, la rémunération de l'auteur, l'étendue et la durée de la cession doivent être déterminées expressément ». (...) Le transfert de droits découlant d'un contrat d'édition sur support papier ne doit pas emporter automatiquement et nécessairement une cession de droits pour le domaine électronique ou sur Internet (Voir en ce sens Cour d'appel de Bruxelles, 28 oct. 1997, Intellectuele Rechten - Droits Intellectuels IRDI 1998, p. 44, note M. -C. Janssen).

Néanmoins (...) si le contrat de cession de droit, au bénéfice des éditeurs, a été conclu antérieurement à la Loi du 30 juin 1994 « relative au droit d'auteur et aux droits voisins », il demeure soumis aux dispositions de la loi ancienne, la nouvelle législation n'ayant pas d'application rétroactive. Dans cette hypothèse, l'existence d'une clause contractuelle, conférant aux éditeurs le droit d'exploiter l'œuvre sous une forme non prévisible (ou inconnue) au moment de la conclusion du contrat, leur permettrait de s'opposer à votre projet, sous réserve néanmoins que la clause en question ait été expressément stipulée au sein du contrat".

Etant donné qu'aucun des contrats de droits d'auteur dont la famille possède une copie  n'arbore une telle clause, une décision de numérisation/diffusion des oeuvres afférentes a pu être prise sans consultation des éditeurs ayant publié l'oeuvre... en tout cas pour les contenus produits par Pierre Gilbert ; le traitement des images illustrant ces contenus dans les oeuvres est explicité dans la partie Oeuvres orphelines et problèmes rémanents.

Traitement des oeuvres 'sans contrat'


Pour tous les documents dont la famille n'a pas de 'trace contractuelle', il a fallu rechercher les coordonnées de l'éditeur/l'institution ayant publié l'oeuvre, prendre contact avec celui-ci/celle-ci pour :
  1. tenter de savoir si l'éditeur/l'institution possède un contrat signé de Pierre Gilbert spécifiant ce qu'il en est des droits d'auteur d'application sur les oeuvres concernées ;
  2. si aucun contrat n'était disponible, une rencontre aura pour objet d'exposer les buts poursuivis dans la numérisation et la diffusion des oeuvres de Pierre Gilbert, dans le but d'obtenir un accord écrit pour cette reproduction/diffusion.
Remarque : antérieurement à 1994, les institutions publiques étaient les détentrices des droits patrimoniaux (c'est-à-dire ceux qui sont liés à la perception des rémunérations prévues) des auteurs qu'elles employaient. Depuis, ce n'est le cas que si les contrats d'embauche le spécifient précisément ; dans le cas contraire, les employés conservent leurs droits d'auteurs.

Il peut sembler simple, a priori, d'identifier les éditeurs/institutions d'oeuvres imprimées relativement récentes (la plus ancienne date de 1937) lorsqu'une  bibliographie complète de l'oeuvre d'un auteur est disponible... ces recherches se sont toutefois révélées relativement fastidieuse en raison de la diversité des situations rencontrées :
 
  • l'éditeur n'existe plus. Pour le prouver, une recherche était conduite dans le moteur de recherche des Bibliothèques CIBLE+, le portail d'ISSN, la Bibliographie de Belgique en ligne, aux répertoires des éditeurs/diffuseurs/distributeurs disponibles sur Electre (pour les ouvrages français) et Nielsen Bookdata (pour les ouvrages anglais), dans des catalogues de bibliothèques nationales, et sur Internet ;
  • la revue n'existe plus. Pour le prouver, les mêmes sources sont consultées, ainsi que des experts en littérature belge ;
  • l'institution éditrice n'existe plus. Typiquement, certaines institutions nationales belges sont devenues fédérales ; par exemple, la revue Bulletin des Musées de Belgique, publiée par le Ministère de la culture relève aujourd'hui du Ministère de la culture de la communauté française ;
  • l'éditeur existe encore mais ne répond pas ou de façon inappropriée à nos demandes ; par exemple Google Recherche de livres a numérisé certaines oeuvres de Pierre Gilbert, les a rendu disponibles par extraits, mais il n'a pas été possible d'amorcer un dialogue pour les rendre intégralement disponibles ;
  • la collection dans laquelle l'oeuvre est parue n'existe plus, le fonds a été divisé entre plusieurs branches de l'éditeur, etc. Le fonds Labor, par exemple, qui comprenait la collection Poésie, a été divisé ;
  • l'éditeur scientifique responsable de la publication dans laquelle est parue l'oeuvre ne travaille plus dans l'institution ; c'est le cas de la revue Phoibos.
Ce travail préalable a permis d'identifier :
  • pour 68 des oeuvres du projet, un éditeur ou une revue (et une personne de contact). Plus précisément, 27 revues et ou éditeurs différents sont concernés, parmi lesquels... 10 revues / éditeurs n'existent plus ;
  • 3 oeuvres orphelines [ici, il s'agit d'oeuvres pour lesquelles aucun éditeur n'a pu être identifié].
Les revues / éditeurs disparus et les oeuvres orphelines sont traitées dans la partie Oeuvres orphelines et problèmes rémanents.

Bon pour accords

Les éditeurs identifiés ont été contactés par Michel Gilbert, représentant la famille de Pierre Gilbert. Une fois la démarche explicitée, les institutions/éditeurs étaient généralement favorables au projet, et obtenir leurs accords écrits n'a pas été trop difficile. Ainsi, des accords ont été obtenus : Certains éditeurs/institutions ont exprimé des exigences supplémentaires, telles :
  • l'obligation de mentionner explicitement la revue ou l'ouvrage dont sont tirées les oeuvres le cas échéant [ce qui est déjà systématique, à la fois sur les copies mises en ligne et sur le site web ]
  • la mention explicite, dans le site web, du fait que Pierre Gilbert ait été conservateur des collections égyptiennes des Musées royaux d'Art et d'Histoire
  • la remise aux éditeurs de copies numérique haute définition et PDF des oeuvres mises en ligne
  • le respect par les utilisateurs des règles d'utilisation des copies numériques définies pour le projet.

Oeuvres orphelines et problèmes rémanents

Deux types de problèmes se posaient encore suite aux démarches déjà entreprises ; l'apurement des droits d'auteur sur : a) des oeuvres tirées de revues disparues ou dont les éditeurs n'existent plus ; et b) les photographies illustrant des oeuvres écrites par Pierre Gilbert... ils sont examinés ci-après.

Pour les éditeurs disparus, deux démarches supplémentaires ont été conduites : Lorsqu'ils ont répondu, aucun de ces organismes n'a su ce que ces éditeurs / revues étaient devenus ni si d'éventuels droits d'auteur qu'ils auraient pu détenir auraient été transférés à d'autre organismes ou personnes morales. Nous pouvons alors parler d'oeuvres orphelines ; soit, des oeuvres vraisemblablement encore soumises à des droits d'auteur mais dont il n'a pas été possible, après une recherche raisonnable (ou diligente) d'établir qui en étaient les éventuels détenteurs.

Constatant que ce problème des oeuvres orphelines (et épuisées) du début du XXème siècle (problème dit parfois de black hole) risquait d'hypothéquer fortement la future Bibliothèque numérique Européenne, la Commission européenne a mandaté, en novembre 2006 un "High Level Expert Group on Digital Libraries" qui a entre autre pour mission, celle de faciliter l'appréhension de la problématique des droits d'auteur à l'échelle européenne.

Ce groupe de travail a rendu publiquement compte de ses travaux, en juin 2008, en publiant, notamment :
  • un rapport final sur la préservation numérique, les oeuvres orphelines et épuisées. Ce rapport amorce notamment une réflexion autour des critères qui permettraient de constituer une recherche diligente des ayant droits d'oeuvres candidates à la numérisation et diffusion
  • des modèles de licence pour les oeuvres épuisées
  • des recommandations concernant l'établissement de Centres (nationaux) d'apurement des droits d'auteurs (les Rights Clearence Centres) et de bases de données (nationales) interopérables répertoriant les oeuvres orphelines identifiées dans chaque pays européen (projets ARROW).
Malheureusement, si ces efforts sont tout à fait louables et même indispensables (notamment en ce qu'ils rassemblent autour d'une table une certaine diversité d'acteurs concernés par la problématique...), ils restent par trop théoriques pour le projet qui nous occupe ; en effet :
  • la nature fédérale / communautaire / régionale de la Belgique ne va certainement pas favoriser la création rapide d'un centre national d'apurement des droits d'auteur qui serait pourtant extrêmement souhaitable
  • ces travaux ne facilitent en rien des projets de numérisation à grande échelle : aucun modèle de licence collective n'est envisagé, ni pour les oeuvres orphelines ni pour celles qui sont épuisées
  • aucune centralisation des travaux de recherche d'ayant droits n'est recommandée : chaque acteur est donc susceptible de répéter des recherches par ailleurs conduites au même moment ailleurs
  • ces travaux ne donnent encore aucun éclairage sur la structure et les standards qui devraient accompagner la mise en place de bases de données nationales du type ARROW : le risque est donc grand de voir émerger des modèles de bases de données très différents les uns des autres, et donc peu interopérables...
En attendant que ne se mette en place cette gestion rationalisée de la recherche d'ayant droits en Belgique, les enfants de Pierre Gilbert, et les Bibliothèques de l'ULB, comme d'autres déjà (par exemple à la  RTBF), ont pris la décision de reproduire et diffuser les oeuvres jugées, après une recherche diligente, comme étant orphelines, en prenant soin d'apposer l'avertissement suivant, à la fois sur le site web, et sur la copie numérique de l'oeuvre :
"La Digithèque  a déployé ses meilleurs efforts pour respecter la législation applicable en matière de droits d'auteur pour obtenir le consentement du titulaire des droits de l'œuvre ici reproduite. Toutefois, le titulaire des droits en cause n'ayant pu être identifié malgré les efforts déployés, il  a été décidé de reproduire l'œuvre en cause, étant entendu que celui qui serait titulaire de droits sur l'œuvre est invité à prendre immédiatement contact avec la Digithèque de façon à régulariser la situation."
 
Par ailleurs, 5 oeuvres étaient illustrées, les photos et dessins provenant d'un grand nombre de sources. Même si la durée des droits d'auteur d'application sur les images est plus réduite que pour les textes, la procédure d'apurement des droits est la même... multipliée par le nombre d'illustrations accompagnant l'oeuvre de Pierre Gilbert.

Les ressources humaines à consacrer à cette tâche se révélant trop importantes, il a été décidé de ne mettre que le texte en ligne.

Bilan chiffré pour l'apurement des droits d'auteur sur l'oeuvre de P. Gilbert


83 oeuvres étaient initialement candidates à la numérisation, parmi lesquelles :
  • 7 oeuvres ont pu être numérisées en l'absence d'une clause l'interdisant dans les contrats que Pierre Gilbert avait signé avec les éditeurs
  • 2 oeuvres ont pu être numérisées car elles avaient été éditées à compte d'auteur
  • un accord écrit a pu être obtenu avec 5 éditeurs / institutions / particuliers pour 68 des oeuvres visées restantes
  • oeuvres ont été statuées orphelines après une recherche diligente des ayant droits éventuels
  • environ 20 mails ont été envoyés, 10 lettres ont été rédigées
  • 10 rencontres ont été organisées. 
Les Bibliothèques ont passé environ 8 jours pleins, et la famille Gilbert 15 jours pleins pour apurer les droits d'auteur des oeuvres candidates à la numérisation... tandis que nous estimions que l'ensemble des 83 oeuvres (soit environ 1200 pages) pouvait être numérisé et mis en ligne en 8 jours, soit pratiquement trois fois plus de temps passé à l'apurement des droits d'auteur qu'à celui de numériser et mettre en ligne l'ensemble des oeuvres.

Il est évident qu'un projet de numérisation de masse ne saurait être entrepris si la procédure d'apurement des droits reste aussi lourde. Il nous semble même que celle-ci constitue aujourd'hui le principal frein au développement de projets de numérisation ambitieux ; c'est pourquoi le Département des Bibliothèques et de l'information scientifique de l'ULB saisit toutes les occasions pour tenter de faire évoluer les législations de façon à rétablir l'équilibre entre droits d'auteur et droits des utilisateurs :
  • communication autour des droits d'auteur 
  • participation à des séminaires sur le sujet (par exemple : participation au groupe de travail sur les Droits d'auteur dans la conférence "Digitization of library material in Europe" organisée par LIBER/EBLIDA à la Bibliothèque royale de Copenhague du 24 au 26 octobre 2007 ;  "Bibliothèques numériques" et droit d'auteur organisée par le CRID, à Namur, le 6 juin 2008, etc.), réunions...
  • promotion des publications en libre accès, des licences libres, des logiciels libres...
  • définitions de règles d'utilisation / conventions pour la diffusion et l'utilisation de contenu les plus ouvertes possibles
  • exprimer publiquement la position du Département des Bibliothèques et de l'information scientifique de l'ULB (par exemple avec la  "i2010:Digital Libraries consultation").

Pour aller plus loin

Droits d'auteur en Belgique

La législation en Belgique
La législation en Belgique : l'application de la directive européenne de 2005 sur les droits d'auteur et droits voisins sur la loi belge de 1994 ; un arrêté royal doit encore être émis pour que ces amendements entrent en application.
 
Le texte complet de la Loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins, incluant la directive, est disponible sur le site de juridat.
Les acteurs impliqués dans les droits d'auteur en Belgique

Actualités / informations Droits d'auteur en Belgique et ailleurs