Réflexion historique


Texte rédigé par Jean-Pierre Devroey
« Article 1. L'Université Libre de Bruxelles fonde l'enseignement et la recherche sur le principe du libre examen. Celui-ci postule, en toute matière, le rejet de l'argument d'autorité et l'indépendance de jugement »*.
Cette définition du libre examen énonce dans sa généralité « le rejet de tout argument d'autorité en matière intellectuelle ... quelle que soit l'autorité qui cherche à imposer ses directives à notre pensée et quel que soit le domaine ou cette autorité cherche à nous imposer ses directives » [1].

Dès lors, nous devons nous interroger sur trois plans distincts mais étroitement liés : pourquoi fut fondée l'Université libre en 1834 ? Comment le concept de libre examen a-t-il évolué, depuis son apparition au XVIe siècle jusqu'à son affirmation à l'ULB en 1855 ? Comment l'ULB a-t-elle évolué d'une attitude intellectuelle basée principalement sur l'anticléricalisme à une conception plus générale du libre examen ?
 

Pourquoi fut fondée l'Université libre en 1834 ?

Après 1830, les trois universités publiques de Belgique sont menacées de disparition. Il n'y a plus de faculté de Philosophie et Lettres à Liège et à Gand, de faculté de droit à Louvain. La moitié des professeurs ont été renvoyés. A Liège, le corps professoral est réduit à quatorze professeurs. Les Catholiques défendent l'idée du caractère supplétif de l'enseignement officiel. L'Etat doit se borner à « suppléer au manque d'action de la liberté [d'enseignement]. » Les craintes des libéraux de voir l'exclusivité de l'enseignement supérieur acquis à une université catholique sont fondées. Il faut, écrit l'évêque de Liège, Mgr Van Bommel à l'archevêque de Malines « faire tomber les universités de l'Etat et envisager la création d'une « bonne université catholique ». Dès l'annonce de la fondation prochaine d'une université catholique, pour les libéraux qui n'étaient pas maîtres de l'Etat, le seul moyen de réagir, c'était d'user eux aussi des ressources de la liberté d'enseignement.

L'Université libre relève deux défis du catholicisme : à la liberté et à la science. Le recteur de Louvain, Mgr de Ram promet solennellement dans son discours inaugural de 1834 que « la nouvelle université croirait et recevrait comme étant de foi catholique tout ce qui vient du Siège apostolique, et répudierait tout ce que le Siège apostolique combat ». Or, le dogme le plus récent que la papauté vient d'affirmer, c'est l'Encyclique Mirari Vos de 1832, dans laquelle le pape Grégoire XVI qualifiait la liberté de conscience de « délire », parlait de la liberté de la presse comme d'une « liberté exécrable » et faisait l'apologie des bûchers dans lesquelles l'Eglise jetait autrefois les livres « suspects et dangereux ». « De cette source infecte de l'indifférentisme découle cette maxime absurde et erronée, ou plutôt ce délire, qu'il faut assurer à qui que ce soit la liberté de conscience. On prépare la voie à cette pernicieuse erreur par la liberté d'opinion pleine et sans borne, qui se répand au loin pour le malheur de la société religieuse et civile... Là ce rapporte cette liberté funeste et dont on ne peut avoir assez d'horreur, la liberté de l'imprimerie... ».

Les fondateurs de l'ULB ont, pour les plus âgés, le souvenir de la médiocrité et de l'orthodoxie bornée de l'ancienne université de Louvain supprimée en 1797. Le futur premier recteur de l'ULB (en 1841) et ancien étudiant de Louvain, Pierre Van Meenen fermant les portes des halles universitaires en 1797 en qualité de secrétaire de la ville, avait tendu les clefs au maire en lui disant « Voici les clefs du temple de l'ignorance ». Les plus jeunes ont la conviction que la pensée ne peut progresser que si elle est libre de toute entrave. Cet idéal est définit dans le premier Rapport de l'Université en 1838 : « l'idéal de la science complètement indépendante, libre dans son élan, dans ses développements,... en un mot la science pour la science. »

Dans les faits, la création d'une université libre a constitué un rempart qui a protégé les universités de l'Etat. Louvain n'est toutefois pas devenue une université « ultramontaine ». Elle a constitué, dans son ensemble, un foyer de libéralisme catholique et, en dehors du domaine de la philosophie et de l'exégèse, un grand foyer scientifique [2].
 

Comment le concept de libre examen a-t-il évolué, depuis son apparition au XVIe siècle jusqu'à son affirmation à l'ULB en 1855 ?

Le libre examen, conçu en tant que principe religieux, est né en milieu protestant au XVIe siècle ; il a été laïcisé et popularisé par de grands libéraux français dans la première moitié du XIXe siècle. C'est ainsi qu'il a été introduit en Belgique dans les luttes politiques entre libéraux et catholiques et qu'il a été adopté en Belgique comme fondement par la franc-maçonnerie.
 

La genèse protestante du libre examen.

L'idée centrale de la Réforme est la « souveraineté de la seule et unique parole de Dieu » : L'Ecriture sainte est la « parole procédée de Dieu ». Il n'est pas loisible aux hommes de la diminuer ou de la changer. Au-delà, « toutes choses doivent être examinées, réglées et réformées selon elle » (Calvin). Elle fonde le principe d'examiner toute autorité humaine ou ecclésiastique, en les confrontant avec l'Ecriture ; c'est-à-dire la « voie d'examen », contre la « voie d'autorité » qui oppose protestants et catholiques. Jusqu'à la fin du XVIIe siècle, le protestantisme demeure flou sur la question de la liberté personnelle du croyant dans l'interprétation des Ecritures ! Comment concilier examen individuel et discipline de la foi et des consciences ? René Descartes jette de 1628 à 1637 les bases du « libre examen » comme condition de toute science scientifique » : « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connaisse évidemment telle ». Au XVIIIe siècle, la « voie » ou la « liberté d'examen » sont pourtant pratiquement absentes de la littérature des Lumières. Les drapeaux sous lesquels se placent les « philosophes » sont la « liberté de pensée », la « liberté de conscience », la « liberté d'indifférence ». Protestants et catholiques sont renvoyés dos à dos : « L'examen n'est qu'un beau mot même dans les sociétés protestantes, que la pratique dément partout » (Furetière). Les mots « libre examen » demeurent vivant dans l'apologétique, chez les catholiques pour confirmer l'autorité de l'Eglise sur les croyants, chez les protestants, pour élargir « l'esprit d'examen » à une vérification rationnelle des principes de la foi, ce qui se rapproche du rationalisme moderne, mais avec la différence capitale que le « résultat de l'examen sera favorable à la religion ». Après la Révolution française, le XIXe siècle voit les catholiques mettre au premier plan le « principe d'autorité » comme fondement de l'ordre religieux, moral, social et politique (Lamennais). Les fondateurs du protestantisme libéral pose en réaction comme principe de base la « liberté de croyance et d'examen » en s'appuyant sur saint Paul (I Thess., V, 21) : « Eprouvez toutes choses ». « Le protestantisme est, en matière religieuse, l'acte d'indépendance de la raison humaine ».
 

La laïcisation du libre examen

Le libre examen affirmé par le protestantisme est un principe religieux. Comment s'est-il mué en un principe philosophique ? Guizot (1828) extrait le libre examen du cadre religieux en constatant que depuis le XVIIIe siècle « le caractère du libre examen, c'est l'universalité ; la religion, la politique, la pure philosophie, l'homme et la société, la nature morale et matérielle, tout devient à la fois un sujet d'étude, de doute, de système ; les anciennes sciences sont bouleversées, les sciences nouvelles s'élèvent ». La réaction catholique amène tous les adversaires du principe d'autorité catholique dans le « camp » du libre examen. En Belgique, qui est au milieu du XIXe siècle à l'écoute des idées françaises, le libre examen va être rapporté à ce qui domine la vie politique de notre pays, l'antagonisme entre catholiques et libéraux.

Ainsi le définit Defacqz au deuxième congrès libéral en 1847 : « Le libéralisme n'est pas un dogme imposé d'autorité à une foi aveugle ; son règne ne doit s'établir que par l'examen, la libre discussion et la conviction réfléchie ». Il acquiert dès lors un statut de valeur identitaire : il sert à définir les libéraux et à les opposer aux catholiques.
 

Le libre examen dans la Franc-Maçonnerie

La discussion du libre examen va se focaliser autour de l'art. 135 des Statuts du Grand Orient de Belgique : « Les loges ne peuvent dans aucun cas s'occuper de matières politiques et religieuses ». Se marque alors une différence entre les défenseurs de la tradition et la pratique de la vie de certaines loges, qui s'écartent de plus en plus de ce principe pour débattre et même s'engager dans l'action politique libérale En 1854, alors que Pierre-Théodore Verhaegen est Grand Maître du GOB, l’article 135 est aboli. Léon peut donc conclure avec Jean Stengers qu’en 1855 : « Le parti libéral et la Franc-Maçonnerie avaient adopté le libre examen. L'Université de Bruxelles, étroitement liée [à cette époque] à la maçonnerie et au libéralisme, a suivi » [3].
 

La question qui perdure est donc de savoir comment l'ULB a-t-elle évolué d'une attitude intellectuelle basée principalement sur l'anticléricalisme à une conception plus générale du libre examen ?

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'Eglise catholique et les milieux politiques ultramontains qui la suivent en Belgique, accentuent encore leur lutte contre le modernisme. L'Eglise apparaît comme l'ennemie jurée des libertés publiques et des principes constitutionnels. La droite parlementaire ne cesse par contre de proclamer son attachement à la Constitution. Le Syllabus de 1864 condamne « la liberté de conscience, la liberté des cultes, la liberté des cultes, la liberté de la presse et [les] autres libertés décrétées ... par les révolutionnaires et constamment réprouvées par l'Eglise.

C'est en s’appuyant sur ces arguments que l'ULB aboutit entre 1855 et 1880 à la conclusion que le libre examen est incompatible avec la foi catholique. Dès le 20 novembre 1859, Théodore Verhaegen formule l'idéal de l'Université : « Le libre examen, ou l'indépendance de la raison humaine. » L'ULB prend la physionomie, qu'elle a conservé jusqu'aux années 1970 : « une université de libre-exaministes qui ne peuvent être des catholiques ».

On notera toutefois que cette définition ne s'applique, et ne s'est jamais appliquée qu'au corps enseignant de l'Université. « A celui-ci, l'Université pose une question, une seule : elle lui demande s'il se sent en communion avec l'esprit du libre examen ... et il est entendu que cette adhésion ... est incompatible avec l'adhésion au catholicisme ». Le cas des autres religions révélées ou d'autres systèmes de pensée dogmatique non-religieux n'a pas été explicitement débattu… » mais « L'Université accueille tous les étudiants, quelles que soient leurs tendances philosophiques. Elle ne fait aucune distinction entre eux ».

La question du catholicisme se pose différemment au XXe siècle. L'Eglise, depuis la publication du Syllabus a prodigieusement évolué. L'Entre-deux-guerres a vu l'émergence de nouveaux ennemis doctrinaires de la liberté de conscience, avec les totalitarismes. Dans d'autres religions révélées, les fractions les plus réactionnaires ont affirmé, avec autant d'arrogance que la papauté du XIXe siècle, leur exigence d'une foi aveugle et leur refus du principe de la liberté d'examen et le respect de la liberté intellectuelle.
Ces éléments ont conduit après 1945 à une nouvelle réflexion sur le libre examen, qui l'a fait évoluer d'une définition négative - le rejet de tout argument d'autorité en matière intellectuelle et l'exigence de l'objectivité absolue - à une formulation positive - un principe d'action qui oppose « le primat de la pensée à celui de la force » et la formule « douter, se décider et convaincre » au credo du totalitarisme nazi-fasciste « croire, obéir, combattre » [4].

A partir des années 1960, l'Université a eu de la peine à dépasser sa conception traditionnelle du libre examen. La signature du pacte scolaire en 1958, l'aggiornamento de l'Eglise au concile de Vatican II faisaient apparaître l'anticléricalisme comme désuet dans une société désormais pluraliste.

Les combats les plus actuels se déroulent sur le terrain éthique. Depuis, l'actualité du libre examen est régulièrement mise en question dans notre Université. Pourquoi maintenir comme élément de distinction un principe général éclos au XIXe siècle, qui est aujourd'hui d'application partout dans les universités des sociétés libres ? Les « archéo-laïques » et les anticléricaux ne sont-ils pas sectaires, divisant inutilement la société pluraliste et menant un combat d'un autre âge ? A cette interrogation, il faut répondre que le cléricalisme ne s'identifie plus aujourd'hui à l'Eglise catholique, mais qu'il s'étend à d'autres religions révélées et à d'autres systèmes de pensée moraux ou politiques.

Dès lors, l’actualité du libre examen repose précisément sur sa formulation positive, en tant que morale de vie et d'idéal d'action. Celle-ci postule la souveraineté de la recherche de la vérité et de la raison humaine. Elle fonde la dimension morale du libre examen qui différencie fondamentalement l'incroyant du croyant. On conclura avec Jean Jaurès  : « Ce qu'il faut sauvegarder avant tout, ce qui est le bien inestimable conquis par l'homme à travers tous les préjugés, toutes les souffrances et tous les combats, c'est cette idée qu'il n'y a pas de vérité sacrée, c'est-à-dire interdite à la pleine investigation de l'homme ; c'est que ce qu'il y a de plus grand dans le monde, c'est la liberté souveraine de l'esprit ; c'est qu'aucune puissance ou intérieure ou extérieure, aucun pouvoir, aucun dogme ne doit limiter le perpétuel effort et la perpétuelle recherche de la race humaine ; ... c'est que toute vérité qui ne vient pas de nous est un mensonge ; c'est que, jusque dans les adhésions que nous donnons, notre sens critique doit rester en éveil, et qu'une révolte secrète doit se mêler à toutes nos affirmations et à toutes nos pensées ; c'est que si l'idée même de Dieu prenait une forme palpable, si Dieu lui-même se dressait visible sur les multitudes, le premier devoir de l'homme serait de refuser l'obéissance et de le traiter comme l'égal avec qui l'on discute, mais non comme le maître que l'on subit» [5]. Comme Jean Stengers l'écrivait en 1959, l'Université de Bruxelles doit être l'Université du libre examen et de la liberté intellectuelle. Celle-ci est un impératif politique : le devoir de la société d'offrir à ses membres la liberté de recherche et d'expression. » L'indépendance absolue est une utopie. Le sens de notre combat est qu'elle soit aussi large, aussi grande et aussi permanente que possible : la mesure d'indépendance sans laquelle il n'est pas de science digne de ce nom, ni de démocratie ! Conçu de cette manière, le libre examen ne peut être « qu'un principe de la vie intérieure. Il ne peut être que le refus de l'individu de laisser entamer l'autonomie de sa pensée intime, son refus de laisser, dans l'intime de soi, plier sa propre raison (...) Cela débouche sur l'originalité foncière de son option philosophique : pas soumis au dogme et à la morale révélée » [6].
 
          Jean-Pierre Devroey 
 
Notes:
[*] Article 1 des Statuts organiques de l'ULB
[1]  C. Perelman, « Libre examen et démocratie», Cahier du Libre Examen, 20e série, n° 1, octobre 1964, p. 25 (conférence donnée par Chaïm Perelman le 16 mars 1945).
[2]   J. Bartier, « L'Université libre de Bruxelles au temps de Théodore Verhaegen », Bulletin de l'Union des anciens étudiants de l'Université libre de Bruxelles, 1959-1960, réédité dans ld., Laïcité et franc-maçonnerie, Bruxelles, 1981, pp. 1 »-71
[3]  BIB - Icône - DI-fusion J. Stengers, « L'apparition du libre examen à l'Université de Bruxelles », Revue de l'Université de Bruxelles, octobre 1963-avril 1964, n° 1-2-3, pp. 1-78.
[4]  C. Perelman, « Libre examen et démocratie », Université Libre de Bruxelles. Notes et conférences, n° 1, Bruxelles, 1945, Id. « Le libre examen, hier et aujourd'hui », Revue de l'Université de Bruxelles, octobre-décembre 1949.
[5] J. Jaurès, Discours du 11 février 1895, Journal officiel, 1895, p. 275.
[6]  BIB - Icône - DI-fusion J. Stengers, « Le libre examen à l'Université de Bruxelles, autrefois et aujourd'hui », Revue de l'Université de Bruxelles, mai-juin 1959, n° 4, pp. 1-37 et Id.  « D'une définition du libre examen », Revue de l'Université de Bruxelles, octobre - décembre 1955, n° 1, pp. 1-30

Introduction au corpus

Cercle d'études de l'ULB. 1964 Introduction du corpus

Composé de 25 ouvrages traitant tous du libre examen, ce corpus s'échelonne de 1902 à 2005. Il permet d'établir l'historique de l'apparition du libre examen à l'Université, de dégager les grands principes philosophiques qui le constituent ainsi que les divergences d'interprétation qu'il génère, pour finir sur un bref retour sur le concept de laïcité et une présentation du Cercle du libre examen. [Illustration ci-contre : Libre Examen - Cahiers du Libre Examen / Cercle d'études de l'ULB. 1964]
 

Bref historique du terme

Tous ces ouvrages - peu ou prou - retracent l'historique du principe de libre examen, du plus synthétique au plus exhaustif. Pour une présentation efficace, reprenons celui de Pierre F. Daled. 

Le premier janvier 1854, Pierre-Théodore Verhaegen utilise pour la première fois, pour ce qui le concerne, le terme de « liberté d'examen ». Ainsi que le dit Stengers, cette formulation est d'autant plus digne de remarque que, après avoir été lancée au début de 1854, la formule du libre examen va connaître un succès extraordinairement rapide : en peu de temps, elle va littéralement s'imposer. Suite à l'affaire Dwelshauvers en 1890 et à l'incident  Reclus en 1894, qui déclenchent un tumulte institutionnel majeur ; le 10 juillet 1894, l'Université inscrit en tête de ses statuts que l'enseignement de l'Université a pour base le libre examen.

Il n'en reste pas moins que l'adoption du libre examen n'a pas été le résultat d'une évolution philosophique à l'intérieur de l'Université, le fruit d'un mouvement de pensée proprement universitaire. C'est à l'extérieur de l'Université que la formule nouvelle s'est d'abord répandue. [...] Le parti libéral et la Franc-maçonnerie avaient adopté le libre examen. L'Université de Bruxelles, étroitement liée à la maçonnerie et au libéralisme, a suivi.

Et pour tout savoir sur les origines de ce terme, depuis sa conception en tant que principe religieux au XVIIème siècle, jusqu'à son introduction en Belgique dans le domaine politique puis en Franc-maçonnerie, mieux vaut consulter l'ouvrage de Stengers.

Principes philosophiques

Définition synthétique du Libre-Examen selon le corpus

Quoique cela n'aille pas sans poser problème voici - en premier lieu - une définition synthétique des grands points qui constituent la démarche de libre examen. Cette définition rassemble, assez arbitrairement, des caractéristiques du libre examen qui se sont construites et développées au fil du temps et des courants de pensée.

Globalement toutefois, on peut dire du libre examen qu'il prône la suprématie de la raison sur les dogmes, les croyances et les mystères ; qu'il se veut un droit inaliénable et place la liberté de conscience au dessus de tout. Lutte permanente contre le cléricalisme - dont la définition est précisée plus bas - le libre examen exige de se défendre non seulement des contraintes extérieures, mais aussi de ses propres préjugés. Et si la pratique libre exaministe est un droit, elle ne va pas sans devoirs. Elle induit la solitude dans les choix, réclame un engagement militant quotidien et proscrit la passivité. Enfin, le libre examen exige un questionnement positif, en ce qu'il ne permet pas la facilité ni la démagogie. Il ne doit développer des arguments destructifs qu'à la condition de faire en même temps des propositions positives propres dans son jugement et en toute loyauté à se substituer à celles qu'il combat.
 
Cercle du Libre Examen de l'ULB. 1971
Ami, amie, si tu rejettes les dogmes qui aveuglent les hommes .../
Cercle du Libre Examen de l'ULB. 1971

De la théorie à la pratique

Depuis qu'il a fait son entrée à l'Université, le libre examen a suscité débats et polémiques. Ainsi que le dit Chaïm Perelman, le principe du libre examen a acquis ainsi un sens très précis dans le domaine théorique, mais a-t-il aussi une portée pratique ? Un des premiers « combats » pour certains a été d'étendre ce principe, qui restait théorique et limité à l'enseignement, à une conception de vie. J.F. Cox va même jusqu'à dire que rien de ce qui est humain ne doit lui échapper. Pour Maxime Glansdorff, le libre examen est un mode de conduite efficace et bienfaisant, une sorte de remède à la nature de l'homme, un idéal moral qui permettrait de choisir l'éthique que doit recevoir la société mondiale du XXème siècle.

 
Emile Copermann. 1973
Education ou mise en condition /
Emile Copermann. 1973

 

Extension du principe à l'action, engagement quotidien, recherche militante, démocratie

Dans Libre examen et démocratie, Perelman sacre le libre examen adjuvant de la démocratie. Selon lui, la démocratie n'est pas un régime nécessaire qui s'impose à tous, et qui se maintient quelle que soit l'apathie de ses partisans. [...] un régime démocratique, qui respecte d'autres valeurs et permet la poursuite d'autres fins que celles qui contribuent à sa propre puissance, [...] est nécessairement plus faible qu'un régime totalitaire [...]. Là où Perelman parle d'apathie, Janne parle de paresse, mais il s'agit bien de commuer une théorie en un principe d'action, en un engagement ferme et définitif. Janne l'exprime en ces termes : Le nœud du libre examen, au plan de la personne, ce sont la conviction, la volonté et le choix d'être seul responsable et créateur ou recréateur de sa propre pensée avec le devoir d'y conformer son action sans provocation mais sans faiblesse.

 
Libre Examen et engagement /
Leopold Flam. 1968
 

Difficile en pratique

Néanmoins, à l'instar de Lucia De Brouckère, tous s'accordent à dire que pour adopter un point de vue impopulaire dans son milieu, il faut beaucoup de courage. La pratique du libre examen est difficile. Elle ne correspond à aucune aspiration spontanée des hommes. En exigeant un questionnement positif et en excluant indifférence et passivité, la pratique du libre examen devient un véritable engagement. Pour Janne, c'est l'attitude morale accompagnant le libre examen qui lui confère sa spécificité et évite de le confondre avec le rationalisme, le courant de démocratisation des études, l'expansion de la recherche et de la culture, etc.


Remède à la nature de l'homme, former les hommes de demain

Par ailleurs, en tant que principe d'enseignement, tous s'accordent sur sa dimension éducative. Pour Lucia De Brouckère, le libre examen permet d'assurer la libération de tous les hommes et de toutes les femmes afin qu'ils deviennent les créateurs de leur société au lieu d'en être le produit. Pour Janne, il est non seulement indispensable au progrès de l'humanité mais aussi la seule attitude intellectuelle et morale qui puisse vaincre les tendances au conditionnement et à l'aliénation que recèle la mutation de notre société. La Revue de l'Université de 1949, quant à elle, déclare que le principe du libre examen affirme la confiance dans l'homme, et sans être certain de réussir, nous essayerons quand même, dans la mesure de nos moyens, de maintenir vivante, la communauté spirituelle qui seule rend possible l'usage de l'argumentation rationnelle.

 
Philippe Roqueplo. 1975
Le partage du savoir /
Philippe Roqueplo. 1975
 

Neutralité et tolérance

Autour de ce principe gravite également la question de la neutralité. En 1902, Maurice Sand s'insurge contre ceux qui voudraient donner à l'Université de Bruxelles le caractère neutre d'une Université d'Etat. Depuis, évidemment, la question ne se pose plus en ces termes et le libre examen et l'ULB sont inextricablement liés. Toutefois, la question de la neutralité soulève aujourd'hui d'autres enjeux. Dans son Approche du libre examen, le Cercle du même nom s'insurge contre le principe de neutralité : le libre examen n'est pas neutre ; il est nécessairement engagé contre toute forme d'opposition, d'injustice, d'intolérance, contre tout ce qui peut porter atteinte à la liberté et à la dignité de l'homme. Mais il n'est inféodé à aucun parti, à aucune philosophie en particulier. Et on en revient au principe d'action cité précédemment. Mais là où - selon certains - le bât blesse, c'est que cette facette du principe n'est pas suffisamment connue et Lucia De Brouckère le résume bien ainsi : notre institution [...] n'est donc pas neutre, elle est engagée et chacun doit le savoir.
 
Quant à la question de la tolérance - dont  Hermann Pergameni discourt en 1934 et que d'aucuns traitent de « tarte à la crème » - il semble qu'il faut y comprendre qu'adhérer au principe du libre examen, c'est non seulement revendiquer un droit inaliénable, celui de l'absolue liberté de conscience, mais c'est surtout assumer une responsabilité : celle de développer sa réflexion critique personnelle et de garantir aux autres le droit et la possibilité d'en user eux-mêmes.
  

Recrutement et "délit d'opinion"

Pour pallier ces défaillances, qu'il s'agisse des étudiants cléricaux, paresseux, indifférents ou tout simplement mal informés, certains extrémistes proposent de soigner le recrutement afin de décourager les croyants et les indifférents, avançant que le libre examen ne serait crédible que s'il permettait de répondre, mieux que le catholicisme, au aspirations des étudiants. En 1902, Maurice Sand propose une autre stratégie. Pour porter un coup fatal à l'invasion cléricale, il propose de combattre inlassablement les théories catholiques, afin que, quand l'Université aura ce caractère franchement anticlérical, les catholiques pointus n'y viendront plus, et les autres s'y laisseront convertir. La proposition de Lucia De Brouckère s'avère plus fine et nuancée, plus en accord avec l'essence même du Principe. Notre Maison, dit-elle, accueille en tant qu'étudiants à part entière ceux qui ne partagent pas son idéal. Elle ne veut en aucun cas se transformer en Ghetto dont une partie de la jeunesse serait écartée pour délit d'opinion


Redéfinition du cléricalisme

Revenons-en au cléricalisme. Dans les jeunes années de l'Université, l'ennemi à combattre était le dogme sous toutes ses formes, plus spécifiquement incarné en la personne de l'Eglise catholique et de sa mainmise, entre autres, sur l'enseignement. Mais, ainsi que le rappelle Janne en 1967, dans le monde moderne, le cléricalisme [...] n'est plus une question de vie ou de mort comme avant la première guerre mondiale... En 1979, Lucia De Brouckère annonce aux étudiants que l'Eglise n'est plus notre principal ennemi et en 1991, on peut lire dans la réédition de la brochure de l'UAE que le dogmatisme n'est pas mort, il a muté.
 
Aujourd'hui, il ne faut donc plus comprendre le terme de cléricalisme comme réservé à l'Eglise, mais bel et bien comme l'appropriation exclusive et organisée du savoir ou du pouvoir de la collectivité au profit d'une minorité de clercs seulement. Autrement dit, avec les mots de Pergameni, la dictature des dogmes, qu'elle soit politique, sociale, esthétique ou intellectuelle.

 
Marthe Van de Meulebroeke et J.C. Barreau
La foi chrétienne et le Libre Examen /
Marthe Van de Meulebroeke et J.C. Barreau
 

Problèmes et limites d'une définition

Ainsi que l'exprime Maxime Glansdorff en 1958, le libre examen ne se réclame pas de vérités définitives ; il se préoccupe du renouvellement méthodique des idées et répugne à leur conservation obligatoire. Et de manière plus précise encore, Perelman en 1945, met en garde contre les définitions qui, quel que soit leur caractère, présentent de graves inconvénients. Le principe du libre examen n'a pas à formuler, de façon positive, les méthodes qu'il approuve dans la recherche de la vérité ; il dépasse son rôle et fausse sa porté en se définissant à l'aide d'une doctrine philosophique déterminée qui, tôt ou tard, le ferait dégénérer en un dogmatisme contraire à son essence. Gare, donc, à ne pas faire religion du libre examen !

La laïcité

Idées reçues et définitions

Comme le cléricalisme, le terme de laïcité, souvent mal interprété, a évolué.

En 1934, Edouard Bogaert, Recteur de l'ULB, interroge la laïcité et fustige ses détracteurs qui y voient un dogmatisme nouveau [qui, selon Bogaert,] n'existe que dans l'esprit de ceux qui l'ont, de bonne foi peut-être, inventé pour le combattre. Lucia De Brouckère dit de la laïcité [qu'elle] revendique toujours et partout « la séparation de l'Eglise dominante et de l'Etat », mais [que] cette séparation ne suffirait pas à la réalisation d'une société vraiment laïque. Elle cite comme meilleure définition celle d'Arnould Clausse, un de ses collègues de l'Université de Liège : La laïcité est cette opposition aux privilèges et aux privilégiés, ceux de la race, de la naissance, de la puissance économique, de la culture même, c'est à dire tous ceux qui s'arrogent le droit, au nom de quelque justification que ce soit, de fixer l'homme dans les servitudes que créent la médiocrité matérielle et morale. Comme le résume Lucia De Brouckère, les laïques luttent contre l'appauvrissement du savoir et du pouvoir par une oligarchie qui tente de dominer le peuple. On est donc loin de la lutte contre le clergé, du moins étymologiquement.
 
Fédération Libre Examen
Affiche : Laïcité vient du grec : Laos signifie Peuple /
Fédération Libre Examen

Satellite du libre examen

La laïcité ne s'oppose donc non pas à l'esprit religieux, comme trop de gens le pensent, mais bien à l'esprit autoritaire. Reprenons encore les propos de Lucia De Brouckère, qui le résume si bien : Il existe plusieurs autres définitions de la laïcité. Elles ont un point commun. La société laïque doit assurer à chacun la liberté de pensée, de son expression, le respect d'autrui dans ses convictions. Ceci n'est possible que pour autant qu'il y ait diverse opinions en présence. La société laïque ne peut être monolithique. Les laïques sont convaincus que la coexistence de communautés spirituelles ayant des conceptions de vie différentes est une source d'enrichissement pour tous. Ils pensent que toutes ces communautés ont droit à la même considération et aux mêmes moyens d'action pour autant qu'elles respectent la dignité de la personne humaine, non seulement pour leurs membres mais pour tous les hommes, toutes les femmes, tous les enfants. En cela, on peut dire que la laïcité s'accorde avec le libre examen.

Le cercle du Libre Examen


Voici comment le Cercle se présente lui-même, dans sa brochure de 1990 :

Fondé en 1928, le Cercle du Libre Examen est une association de fait groupant des étudiants et des membres de la communauté universitaire qui adhèrent au principe du libre examen.
 
Si les amis de l'Université de Bruxelles aiment à rappeler son engagement laïque, sa vocation progressiste, ses traditions démocratiques, il est manifeste cependant que nombre de nouveaux étudiants ont rarement entendu parler des idéaux d'une université qu'ils ont parfois choisie pour des raisons très prosaïques.
 
Dans cette mesure, l'adhésion au titre de membre du Cercle du Libre Examen est souvent la manifestation de la volonté de garder l'œil ouvert et critique, de vivre l'Université plutôt que d'y passer et de la subir. Dans cette mesure également, le Cercle, organe du mouvement étudiant, est aussi un groupe de pression.
 
Les personnes extérieures à la communauté universitaires qui souhaitent être informées des activités du Cercle peuvent s'inscrire au titre de correspondant.
 
Le Cercle a pour objet la diffusion du principe libre  examen. Centre d'étude et de réflexion critiques, son rôle fondamental est de susciter le débat, de favoriser une prise de conscience de ses membres. C'est dans cet esprit que son conçues ses activités et ses publications.


 
Vincent de Gaulejac - Cercle du Libre Examen de l'ULB
Les chemins de la liberté / Vincent de Gaulejac /
Cercle du Libre Examen de l'ULB

Conclusions


Ainsi que le dit Maxime Glansdorff, à présent [que] les doctrines agitent le monde plus qu'elles ne l'organisent ... peut-être est-il plus nécessaire que jamais de faire usage du libre examen, de garder l'esprit libre.
 
En guise de conclusion, donc, une liste de citations des auteurs de ce corpus en mettant toutefois à l'honneur cette citation de Chaïm Perelman qui définit le libre examen comme refus de considérer un principe d'obéissance, obéissance à une autorité religieuse ou politique, comme principe ultime en matière de conduite. C'est à nous de décider, en dernier ressort, s'il y a lieu ou s'il n'y a pas lieu  d'obéir. Nous ne pourrons jamais, si nous sommes un adepte du libre examen, nous décharger de notre responsabilité en arguant, même de bonne foi, que nous n'avons fait que nous conformer aux ordres d'une autorité quelconque. S'il est vrai que l'obéissance à l'autorité sera le plus souvent [...] l'attitude recommandable, il faudra que ce soit grâce à une décision d'obéir qui, tout comme celle de désobéir, ne nous permet pas d'éluder nos responsabilités morales. C'est ainsi que, selon le principe du libre examen, au rejet de l'argument en matière théorique, fait pendant, en matière pratique, l'autonomie de la conscience.
 
R. Vokaer. 1966 Cercle du Libre Examen.
La contraception et ses méthodes /
R. Vokaer. 1966
Contre le SIDA : la capote pas la calotte /
Cercle du Libre Examen.
Ismael Flory du comité Angela Davis. 1971 Alain Berenboom, Godefroid Courtmans. 1975
Le problème noir aux Etats-Unis /
Ismael Flory du comité Angela Davis. 197
La censure et le jeune Cinéma Belge /
Alain Berenboom, Godefroid Courtmans. 1975